Tuesday, July 30, 2002

 

Une lamaserie en Europe, le récit d'une expérience monastique, par Marc Bosche

Bouddhisme
Le Voyage de
la 5ème Saison

UNE LAMASERIE EN EUROPE, LE RÉCIT
D’UNE EXPÉRIENCE MONASTIQUE




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copyright Marc Bosche 2001 - 30 juillet 2002 (pour la nouvelle édition numérique)

Titre : BOUDDHISME, LE VOYAGE DE LA CINQUIÈME SAISON
Sous-titre : UNE LAMASERIE EN EUROPE, LE RÉCIT D’UNE EXPÉRIENCE MONASTIQUE







CLASSIFICATIONS THÉMATIQUES DE CET OUVRAGE :

294 bouddhisme, hindouisme
301 sociologie, conditions sociales
306 anthropologie sociale et culturelle
920 biographies, autobiographies
299 religions des peuples d’Asie...

PUBLICS CONCERNÉS :

A1, T Autoformation tous niveaux & tout public
J6 Jeunesse (adolescents à partir de 13 ans)
S4 Scolaire secondaire
P « Public intéressé »
U3 Universitaire, 3e cycle, recherche...

TYPE D’OUVRAGE :

UH Sciences humaines & sociales

RAYONS DE LIBRAIRIE :

VA Autobiographies, récits...
HS Sciences sociales
HP Philosophie, religions
AD, AE Actualités, documentaire suivi d’un essai.
HH Sciences humaines

ISBN 2-9516584-0-0

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous les pays.

© Marc Bosche, 2001 pour la première édition. 2004 pour cette édition en ligne.







Si lire tout le récit sur l'écran vous fatigue, vous pouvez à votre convenance acheter cet ouvrage sur papier boufftant d'édition, broché, 218 pages, par correspondance (19 euros). La librairie en ligne L'indépendante, dispose d'un paiement sécurisé pour les achats de livres : http://librairie.auteurs-independants.net/c120.html






Sur l'auteur :
Alumnus de la Rotary Foundation International, anthropologue, enseignant et homme de lettres, Marc Bosche, Docteur ès sciences sociales, a publié plusieurs livres sur l’interculturalité : Verger d’amour / promenade européenne, Le management interculturel (édité chez Nathan Université) qui a reçu le prix ComEx 1995, Ami / kami publié avec le soutien du Centre National du Livre...



Contrat Creative Commons

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AU LECTEUR


Il est nécessaire de prévenir le lecteur que les informations communiquées par l’auteur ne constituent pas un nouveau traité exhaustif sur la question du bouddhisme. Il est évident que son témoignage ne peut évoquer qu’une expérience individuelle, non une réalité multiforme et parfois contradictoire. Certaines anecdotes n’ont pu être exactement vérifiées, certains moments de cette institution sont rapportés, il faudra se faire à l’idée que ce livre constitue un récit anthropologique & biographique et ne peut prétendre à une scientificité objective qui n’existe bien entendu pas dans le champ mouvant d’une jeune recherche. Des appréciations, et des événements présentés de manière quotidienne, se sont présentés à l’auteur, pendant son immersion prolongée au contact du terrain. Celui-ci prie chacun de bien vouloir introduire ses propres nuances. Cependant, les éléments présentés l’ont été à partir d’une approche informée, continue et attentive. Il a été reproduit anecdotes amusantes, et introduit descriptions plus littéraires. Leur choix est issu d’une expérience vécue. Il n’y a donc rien d’inventé dans ce bilan équilibré d’une expérience. Pour d’autres, la fin du séjour au monastère a signifié une nouvelle forme de partenariat spirituel. Il s’avère que la plupart des anciens continuent leur chemin auprès des mêmes instances après avoir quitté l’enclos monastique. Il faut y voir le signe très clair de la viabilité de ce mode religieux et de son lien social. Que l’auteur ait entièrement remis en perspective ce type de dévotion est inhabituel. Le lecteur saura voir dans ces pages un témoignage, une expérience, une recherche peu fréquents dans ce type d’école où la continuité des liens spirituels est essentiellement affirmée.







« Je dédie ces heures claires, du point du jour à l’aube à venir,
à tous ceux qui aiment, qui créent, qui courent et qui dansent. »






AVANT-PROPOS


Nous assistons aux engouements pour les livres de photographies colorées des Himalaya, à la découverte des rouges attrayants de leurs monastères. C’est la vogue neuve de ces spiritualités, de la littérature himalayenne. C’est aujourd’hui l’un des phénomènes de société inattendu et peu étudié d’un point de vue social. Il n’est qu’à aller dans une grande librairie pour constater le nombre impressionnant de nouveautés dans ces domaines du Toit du Monde, de sa culture et de sa présence dans l’imaginaire Occidental.
Les images chaleureuses agissent sur la sensibilité des contemporains. Le bouddhisme himalayen devient sans doute la référence la plus présente des formes de spiritualité méditatives introduites en Europe. Moines et lamas en robes rouges et châle jaune deviennent de temps à autre des symboles de l’actualité quotidienne occidentale, alors qu’ils étaient jusque-là peu connus. On présente en Europe, dans la presse internationale, tel célèbre maître, comme si notre quotidien en était devenu familier.
La diffusion actuelle de ces tantrismes d’origine himalayenne, pour la première génération européenne de moines bouddhistes, nécessite des recherches vivantes. La séduction des apparats, voire la passion pour les maîtres, sont à décoder. Il se peut que les conditions de cette introduction sans précédent en Europe soient à décrypter de leur attrait folklorique.
On propose de regarder les pratiques d’un nouveau monastère de style himalayen récemment construit en Europe : « Félicité. » Le maître de ce nouveau projet en Occident est appelé ici le « Très Précieux. » Nous avons vécu auprès de lui une année complète comme novice portant la robe monastique.
On a gardé notre spontanéité en changeant les noms des personnes et des lieux de ce nouveau centre bouddhiste. On a souhaité éviter aussi aux moines et aux moniales, qui en général vivent selon un idéal élevé de sagesse et de compassion, le désagrément d’une critique trop directe. Il serait en effet dommage de faire obstacle à leur chemin individuel d’évolution. Grâce à l’anonymat, on a ainsi préservé chacun, moine ou bénévole, qui y vit aujourd’hui, de tout regard pénétrant. Leur vie ne devait pas être sujette à des jugements à l’emporte-pièce qui naissent parfois d’une lecture abrégée. L’auteur demande aimablement au lecteur de ne pas diffuser de passages succincts de ce texte sans son autorisation, afin de ne pas induire de perception superficielle, concernant le monastère. L’auteur espère que la prudence de ces pages, la distance qu’il a mise entre lui et son sujet d’études, permettront à chacun de se faire une idée plus juste des circonstances qui ont, pendant une année, émaillé la vie collective qu’il y a découverte. Le temps a passé, d’autres histoires se sont écrites dans ce lieu, d’autres êtres s’y sont installés. La transformation, qui ne peut manquer de se manifester à Félicité, rendra certainement caduques ces observations d’ici quelques années de plus. Ainsi on devra, en lisant, prendre en compte le potentiel de transformation des êtres, des collectivités et des histoires partagées pour le présent et l’avenir. D’autre part, la sélection des anecdotes faite pour présenter notre impression de ce monastère crée une réalité qui, bien entendu, n’est pas la seule. D’autres observateurs auraient sans doute souligné les qualités, les avantages, les beautés du monastère. Ils en auraient restitué une image chaleureuse, colorée et plaisante, puisque c’est l’image, aujourd’hui heureuse, du bouddhisme himalayen enseigné en Occident. On a regardé de même, sans y accorder une valeur indubitable, les perceptions personnelles reçues par notre système neuro-végétatif. Il est bien délicat d’en rendre compte ! On s’est contenté de prendre ce sujet d’études comme un autre, sans sous-estimer ses conditions sociales. Ainsi ce sont des regards plus documentés sur la vie quotidienne que nous avons renseignés grâce à ce travail. Le rêve, l’extase, la félicité qui sont des compensations quotidiennes que rencontrent vraisemblablement certains, n’ont pas été négligés par ce récit. Pour les moines, c’est un pan entier de l’expérience. Mais comment rendre compte de chacune de leurs réalités subjectives ? Les expériences intenses et variées de leur méditation semblent caractériser l’attrait exercé par ce monde sur des êtres qui s’y dédient, parfois dans leur pleine jeunesse. Cependant, il nous a paru utile de comprendre le contexte humain qui permet celles-ci.
Chaque lecteur pourra se faire sa propre idée sur ce sujet. Ce regard s’est posé, à sa manière, avec les prédispositions qui étaient les siennes, sur une réalité : un monastère bouddhiste himalayen pour les Européens. Ce travail d’observation a été préparé par dix années de découverte du milieu. Il a pris la forme d’une année complète en immersion sur place. Puis quatre années de réflexion, dont deux années d’expérience personnelle en ermitage, l’ont mis en perspective à nouveau. Enfin une rédaction progressive a été nécessaire pour le partager, par fragments successifs. D’autres ont ainsi découvert ses analyses. Leurs impressions et leurs conseils ont permis de préciser le manuscrit et de développer les points qui le nécessitaient. Bien que mené de manière patiente, ce témoignage ne peut affirmer ni des vérités, ni des définitions générales, mais plutôt des hypothèses. C’est le tout début d’un mouvement qui commence avec l’introduction d’une transmission bouddhique en Occident. C’est donc la création d’une réalité qui s’inscrit dans la vie des personnes qui ont participé à ce projet. On souhaite à tous ces individus de trouver le sens, comme ils en ont le souhait. On se propose ici de ne pas critiquer le droit précieux à pratiquer la vie religieuse. Il est acquis dans le pays qui accueille cette implantation nouvelle.
Qu’il est douloureux de désenchanter... Alors que le monastère de Félicité, que nous découvrons dans ces pages, a réussi à reconstituer le décorum du tantrisme bouddhique en Occident, ce travail tend à l’exposer. Ces efforts humains pour continuer une tradition secrète sont dignes de respect. Nous présentons ici ces dévotions sans les cacher. Enfin, alors que j’ai rencontré de vrais amis pendant mon séjour, il m’est permis d’examiner ici qui est le maître au quotidien. La parole est plus difficile que le silence. Cependant, je la dois à tous ceux qui sont attirés aujourd’hui par le style coloré et par la perspective merveilleuse du tantrisme. J’ai donc choisi de ne pas garder le secret qui prévaut. Que mes amis de ce monastère ne soient pas trop surpris de ce récit ! La parole est un don humain. Le silence est réservé aux rochers, ou aux méditations tranquilles, non aux perspectives sociales. C’est une simple expérience individuelle qui est la base de ces analyses. Ainsi que les bouddhistes soient rassurés, ce témoignage ne critique pas leur sagesse. Il en examine un système particulier et sans doute différent d’autres écoles himalayennes.
Maintenant que ces précautions oratoires ont été prises, chacun lira ce document selon ses sensibilités et ses orientations. Il encourage à investiguer à partir de notre expérience personnelle. Le bouddha offrit ce conseil, il y a deux mille cinq cents ans environ. Il est raconté dans ses textes canoniques
[1]. Les villageois de Kalama lui demandèrent un jour à qui se fier pour élaborer leur image du monde et leur opinion sur la vie. Fallait-il suivre une tradition religieuse, une lignée familiale, le prestige de telle ou telle école philosophique, ou les maîtres qu’ils rencontraient en chemin par leur village ? Cette cité des Kalama était située dans le Nord de l’Inde, à la croisée de deux routes. C’était une halte du soir pour des moines, des yogis, des ascètes et des experts des textes védiques anciens. Les Kalama étaient exposés à la confrontation de leurs thèses, antinomiques bien souvent. Ils avaient donc été amenés à voir la multiplicité des points de vue sur la réalité, sans pouvoir choisir. Le bouddha les encouragea à ne pas accepter naïvement la vérité traditionnelle, ni le prestige de tel ou tel ascète, ni la rumeur, ni l’autorité des maîtres. Il les encouragea à se faire leur propre idée à partir de leur expérience personnelle.
Nous avons pris ainsi, en suivant cet avis, la liberté d’écrire. Cependant la qualité des talents, la richesse humaine qui est aujourd’hui investie à Félicité, sont telles que d’autres histoires devraient s’écrire au fil du temps. Ni prosélytes, ni convenues, des autobiographies de moines sont à encourager aujourd’hui. Ce livre est un pas vers une ouverture à leur vie. La conservation de la tradition nous avait été proposée comme sacerdoce. Elle n’empêche pas que nous soyons citoyens de l’humanité, et de le dire. Témoin, nous avons pris le temps de raconter les lumières himalayennes. Nous en avons apprécié souvent la valeur. Mais aussi le coût social. Le maître himalayen, le « Très Précieux », était peut-être vraiment le dernier de cette ancienne génération vivant en Europe. Nous l’avons regardé tel qu’il fut, jour après jour. Nous avons eu l’opportunité de le côtoyer dans la même quotidienneté. Nous avons peu dédoré le dernier des anciens bouddhas vivants de l’Himalaya, venu habiter chez les Européens. Le chercheur a raconté les « brocards d’or » de la lignée décrite ici sans les brocarder. C’était sans doute la difficulté : révéler la vie quotidienne sans tomber dans le folklore. On a souhaité aller à l’essentiel, quitte à ôter les stéréotypes, afin d’analyser le quotidien d’un moine novice. En souhaitant à chaque lecteur une utile découverte.

Note :
[1] Sakyamouni Buddha, « The Kalama Sutra, The Buddhist Charter on Free Inquiry », Buddhist Publication Society, Kandy, Sri Lanka.






L I V R E P R E M I E R
(Récit)


« Faut-il toujours que le matin revienne ?
L’empire de ce monde ne prend-il jamais fin ? »

NOVALIS

Avec la maturité les désirs s’accomplissent. La carrière est déjà un défi des jeunes années. Les biens matériels sont accumulés sans grand enthousiasme. Les amis, les amours autour de nous éclosent, fructifient, quand la ronde aura-t-elle un vrai dénouement ? La mort guette. Avec les premiers cheveux blancs, sa perspective devient presque réaliste. L’argent, la réussite, le prestige sont touchés du doigt : et alors ? Ils ne nourrissent pas l’esprit durablement. Quant à la jeunesse, à la beauté, à l’énergie, elles s’évanouissent comme les blancs papillons de notre rêve, le temps passe, qu’y faire ? La vie réussie est plus difficile à désirer : on la goûte, on la vit. Elle n’est plus un but à atteindre. Le défi s’est usé avec sa satisfaction. Donner du sens, comprendre la nature de la réalité, être tout simplement : voilà les nouveaux enjeux qui apparaissent avec les années. J’ai lu des livres sur la spiritualité. Ils donnent un message, mais il n’y a pas d’école qui me soit accessible et qui soit vraiment convaincante pour faire l’expérience. Du moins c’est une impression. Comment réaliser ma vie ? Il me faut une voie vraie, une vérité vivante, quelque chose de bon, qui tienne la durée. Je regarde autour. Y a-t-il une voie sûre, authentique, et surtout praticable aujourd’hui ? Je crois qu’il y en a peut-être une ou, plutôt, dans mon pays, un vieux lama d’origine himalayenne s’est installé voici bientôt une vingtaine d’années : le « Très Précieux. » On dit qu’il est le dernier des anciens bouddhas vivants aujourd’hui sur ce continent. Il appartient à une génération d’ermites complets issus de cavernes et de retraites d’altitude... Il serait le dernier des célèbres yogis de cette vieille génération himalayenne ici. Un autre maître de cette envergure, ayant vécu la vie de montagne et sa solitude ultime, était le respecté Kalou Rinpoché, décédé, hélas, il y a quelques années. Les autres lamas d’origine himalayenne vivant en Europe sont plus jeunes en général, une nouvelle vague en somme. Beaucoup parlent anglais ou français. Le « Très Précieux » lui ne parle que sa langue dialectale issue du Kham oriental. Il est pauvre, humble, souriant et il a bientôt soixante-dix-sept ans. Il enseigne chaque trimestre. Je vais l’écouter. Sa voix est claire. Il parle avec douceur. Je le crois sincère. Ses enseignements durent quelques matinées d’affilée. On y respire, on y vibre. Quelque chose se passe. Il organise ses causeries sans notes, et sans canevas. Cela évoque une symphonie. Rythme, sens, vérité. Je me sens touché. Il y a un message. Celui-ci est bouddhiste. C’est du moins ce que je suppose... Il y a un chemin, déjà bien établi, depuis deux mille cinq cents ans. Il y a un maître qui paraît intègre, aux robes usées, et aux manières éblouissantes de moine. Je prends mon temps. Première prise de contact, puis j’assiste aux cours qu’il donne, gratuitement. Je vais aussi à ceux du dalaï lama qui intervient tous les deux ans environ en Europe sous de vastes chapiteaux. Une semaine à chaque fois, trois expériences très satisfaisantes avec cet autre moine me donnent confiance. Un an passe, puis deux, puis six. Je suis prêt. Un matin le « Très Précieux » fait sonner les grandes orgues de la vie. C’est un de ses enseignements publics. Il y annonce la création de son nouveau monastère de Félicité. Il sera très bientôt le plus vaste et le plus ambitieux à ce jour dans toute l’Europe. Ce sera un lieu de préservation de la sagesse et de la méditation. Il demande des volontaires pour aider à le bâtir. Mon enthousiasme est grand. Je serai heureux de l’aider. N’ai-je pas bénéficié de ses conseils ? Vite, ma résolution s’affermit. En quelques semaines je me décide à m’investir plus sérieusement. Je demande bientôt au « Très Précieux », dans une minuscule chambre, où il me regarde en souriant : « m’accepteriez-vous comme l’un de vos moines ? » Il me répond, en riant imperceptiblement, par interprète interposé : « il y a en vous une graine karmique [une condition venue du passé, sans doute de « vies antérieures »], qui vous permet de faire maintenant cette expérience de vie monastique. » Je lui demande trois mois pour régler tous les détails de ma vie et venir le rejoindre au monastère. Il me donne le feu vert. Nous y sommes. J’ai quitté la maison, le travail et même les livres. J’ai donné l’électroménager à des moniales qui entrent bientôt en retraite pour douze années de réclusion érémitique. J’ai fait des cadeaux à tous mes amis. Mes disques, les recueils de mes poésies, et même tous mes vêtements de travail, cravates en soie en prime. Plus rien ne me retient. Ou plutôt une tendresse particulière pour quelqu’un avec qui j’ai partagé des années de bonheur... Nous nous disons au revoir. Le sentiment est bon. Je pars pour autre chose. La relation sera préservée par la spiritualité.

« J’ai rêvé d’un grand jardin, parfumé de désir et de vent... »



1
L’HIVER


« Allegro non molto. Correre, e Batter li Piedi per il freddo »
L’hiver. Antonio VIVALDI[1]

Les premiers flocons volettent et, tels de blancs papillons, se posent sur le pare-brise. La petite Seat s’élève le long des méandres de l’étroite vicinale. Éphémère est donc ce passé que je laisse derrière, me dis-je. Je vais au monastère de Félicité ce soir. Le dalaï lama vient de me donner, il y a quelques jours, mes vœux de noviciat à Barcelone. Il me suffit, bientôt, que le « Très Précieux », le vieux maître himalayen du monastère, me confirme ma condition de moine, en me permettant de porter la robe rouge qui attend dans mon sac, dans le coffre de l’auto. Je serai donc un étrange novice. Mi-figue, mi-raisin. Je suis le disciple de deux écoles himalayennes fort différentes. Le dalaï lama encourage chacun à l’éthique individuelle. Le « Très Précieux, » vieux lama du monastère de Félicité, encourage la dévotion communautaire. Comment vais-je vivre la condition de moine bouddhiste ? Serai-je heureux là-bas, parmi les nuages et les milans qui planent ? Tels sont les doutes qui m’assaillent, tandis que l’épais manteau blanc se pose doucement sur le paysage.
La vieille auto grimpe courageusement les collines érodées de ce massif ancien. Ces antiques volcans éteints, alignés au loin, constituent comme la silhouette alanguie d’un grand bouddha endormi. Les nuées semblent conspirer aujourd’hui pour me permettre d’atteindre le monastère, et ne plus en ressortir. Ne faudra-t-il pas attendre la fonte des neiges pour reprendre la route à nouveau ? Sources jaillissantes, les vallées s’ornent de leurs eaux fraîches qui murmurent. Haies de noisetiers dépouillés de leurs feuilles en cet hiver qui blanchit. Bocages attendris du labeur millénaire de solides cultivateurs. Souvenirs de Celtes qui défirent l’ordre romain antique. Je découvre une montagne forte et austère.
Au loin la silhouette du temple en construction se dresse vers le ciel opalescent. Telle une chimère figée dans le mystère d’un nuage. Gris géant de ciment, il se hérisse de fers à béton. La communauté se serre autour de bâtiments blancs, de plain-pied, aux toits de tuiles pourpres. Un tchorten, peint de frais, indique, près des drapeaux à prières multicolores, que je suis arrivé. Ai-je abandonné le destin du monde ? Trouverai-je ici la vraie sérénité ? Moi qui aime la vie et les êtres, pourrai-je mieux la comprendre ? Les questions se pressent tandis que je gare la désuète Malaga 1200 sur le parc intérieur réservé aux moines. Déjà mes pas crissent sur la neige, alors que je marche à la rencontre du Supérieur que je vois debout, dehors, près du petit sanctuaire. Il me donne de suite une chambre au monastère. J’y dépose mon sac. Je suis donc un novice.
L’abbé me loge de manière provisoire dans le quartier dévolu aux filles, en attendant que la chambre qu’il me destine en haut du clos, dans les ailes destinées aux garçons, soit libérée par son occupant. Ce dernier, un lama fraîchement sorti de retraite, est en effet en train de carreler le sol de sa nouvelle cellule. Il a encore besoin d’une dizaine de jours pour y emménager. Il libérera ainsi son ancien logis quand il aura terminé ses travaux, et je m’y installerai bientôt, c’est promis, me dit-il.
Pour l’heure, c’est la fin d’après-midi, le jour cède au crépuscule, et me voilà dans une pièce au sol de ciment brut, sans enduit, munie fort heureusement d’un matelas confortable. J’y dépose des couvertures et quelques effets personnels et, après le dîner, me blottis bientôt dans la couette en essayant de me protéger du froid. Le chauffage collectif par le sol n’est pas encore prêt et la mise en route de la chaudière est une question de jours. En attendant, l’hiver est rude ! Alors que je songe à ma nouvelle vie ici, au bon accueil par l’abbé, et à ce projet d’être un moine bouddhiste qui me semble être exaltant, j’écoute les bruits qui filtrent par les cloisons. Ce sont de minces murs en béton cellulaire. Ces moellons de ciment creux n’isolent qu’imparfaitement de la chambre voisine. De l’autre côté de la cloison il y a de l’animation depuis cette fin d’après-midi. La voisine est une élégante femme. Elle habite avec les autres moniales en bas du « monastère des hommes » tant que le couvent, situé à quelques kilomètres, n’est pas encore terminé. Elle m’a été présentée alors que j’arrivais tout à l’heure. Elle m’a reçu très simplement, étant allongée dans son lit, en repos pour guérir d’une bronchite. Elle m’a accueilli dans une chambre vivement éclairée d’une lampe halogène en forme de vasque. Les quelques deux cents ou trois cents watts de l’ampoule de quartz augmentent, m’a-t-elle expliqué, la température de quelques degrés et lui offrent un confort meilleur pour sa convalescence dans cette chambre qui est, comme les autres, sans chauffage. Je compatis intérieurement avec cette personne qui aurait besoin de chaleur pour guérir plus rapidement sa bronchite. Mais les convecteurs électriques sont en théorie prohibés pour cause de consommation électrique excessive et coûteuse pour la communauté. Bien sûr, il paraît que certains et certaines, parmi les responsables eux-mêmes, en font parfois discrètement usage, mais, ils sont sans doute plus autorisés et plus respectés et peuvent sans doute se le permettre sans s’attirer les foudres des autres... Pour l’heure, j’entends toussoter ma voisine à travers la cloison, et les bruits de conversation de ses visiteurs, moines et moniales venus aimablement l’encourager et lui tenir compagnie, s’estompent avec la soirée qui plonge dans la grande nuit hivernale. Désormais les étoiles scintillent sans doute par delà le toit de tuiles. La chaleur de ma couette en duvet me met dans une disposition, entre veille et sommeil, fort agréable. « Me voici donc devenu un moine... Ah! la vie de célibat! La pureté des manières de mes condisciples. » C’est absorbé entre ces pensées et un sommeil réparateur, que j’entends la porte de la chambre voisine s’ouvrir... Il se fait tard sans doute, le monastère est dans le repos... Une voix d’homme se fait entendre, juste quelques mots, peut-être une simple formule de salutation... Puis, plus rien... C’est étrange : ma voisine ne répond pas... Aurait-elle suggéré le silence à son visiteur masculin de cette nuit ? La porte reste silencieuse, nul bruit ne filtre par la cloison, et tendant l’oreille, fort curieux, je ne peux distinguer aucun froissement, ni aucun souffle venant de chez mes « voisins... » Ainsi je suppose que la moniale reçoit une visite très secrète, sans pouvoir être certain absolument de la nature de celle-ci... Ils ne sont peut-être pas des amants, ils expérimentent un « amour courtois », platonique peut-être : cela n’aurait rien d’impossible ici, et ne pourrait contrevenir réellement à la vie chaste des disciples ordonnés du bouddha. C’est sur ces pensées rassurées que je m’endors.
Le lendemain m’éveillant dans un univers enneigé, je songe à ma première surprise : il y a des secrets bien cachés dans les chambres. Cela me paraît trop contradictoire avec la règle que je viens adopter. Mais, cependant, en tant qu’être humain ayant eu aussi ma propre vie intime, je ne peux être sévère ou pointilleux avec ma voisine. Au fond je la comprends, et je devine même progressivement qui est son invité... C’est un beau garçon en effet, un homme jeune et avenant, un musicien qui enseignait sa vocation avant de devenir un moine... Je découvre au quotidien que les deux sont discrètement unis par un lien tendre qui est sans doute au-delà de la simple politesse monastique. Il organise même des séances privées de rituel avec consécration de nourriture, dans sa propre chambre avec elle. Je les aperçois un après-midi, en haut du monastère, en train de déposer les victuailles achetées ensemble, dans sa cellule avant les « célébrations tantriques... » Cette dérogation, très rare ici d’ailleurs, à la vie célibataire, qu’elle soit partielle ou qu’elle aille... au-delà (au fond je n’en sais rien) ne me choque pas. On me raconte bientôt ici, au titre des exceptions qui confirment la règle, qu’un couple marié était venu vivre, comme d’autres d’ailleurs, ce n’est pas un cas isolé, une étonnante expérience de retraite collective célibataire. L’homme avait pris les vœux pour les trois années de retraite, son épouse aussi simultanément. Et les voilà pratiquant comme moine et moniale dans leur centre de retraite respectif, situé l’un de l’autre à quelques kilomètres de distance. Ils commencèrent à s’écrire fréquemment sans doute, et à se confier leurs sentiments, avec probablement une tendresse bien compréhensible pour des adultes encore jeunes et voués à cette abstinence nouvelle pour eux. Et puis la nature humaine étant ce qu’elle est, notre Ulysse commença à mettre au point un plan épistolaire pour une Odyssée secrète avec sa Pénélope... Il put quitter l’ermitage des hommes et se rendre en cachette, les nuits, au centre de retraite des femmes. Ceux-ci sont théoriquement clos et hermétiques aux visites pour les trois années du cycle tantrique. Cependant je note souvent, en me promenant à proximité, qu’il y a parfois des trous, des passages dans certains des jardins, théoriquement clos de ces retraites. Est-ce une de ces issues que notre méditant, tel Roméo, utilisa pour plaire à sa Juliette en robe du bouddha ? Il utilisa sans doute la voiture prêtée par quelque bienveillant condisciple. Le bienheureux amant passait ses nuits dans les bras de sa belle, et avant le petit jour, tel Zorro, il rentrait discrètement au port, à son centre de retraite des moines, passant sans doute par quelque issue secrète, ou escaladant les palissades. Et, petit à petit, tout le monde ou presque, parmi les retraitants et les retraitantes, fut au courant de l’idylle renouée... Tolérance et compréhension émaillèrent cette histoire d’amour peu ordinaire, et nulle objection ne descendit d’en haut pour les arrêter. L’histoire appartient désormais au patrimoine des anecdotes qu’on se raconte avec le sourire ici...

Enfin, me voilà logé de manière agréable. Le lama qui l’occupait m’a cédé son ancienne cellule située au bout de l’aile où logent les nouveaux moines. Il me laisse donc cette chambre. Il la trouvait trop froide. En effet, l’humidité suintait par la paroi. Le toit déverse les averses sans qu’on ait eu le temps de prévoir le drainage. Heureusement, je bricole un tuyau avec un morceau de gouttière en polychlorure de vinyle. Il repousse les pluies vers la pente du pré. L’humidité est vaincue par ce truc. Me voici donc dans une chambre meublée à ma manière. Tatamis en paille de riz pressée de style japonais, table basse inclinée en bois naturel, étagères en pin verni. Je dispose même de mon fidèle plateau en laque de Séoul où trônent mes boîtes à thé favorites. Elles m’ont été données dix ans plus tôt par un moine Zen coréen. Un réchaud électrique me permet des pauses goûters. La belle porte vitrée à deux battants en okoumé éclaire la chambre. J’y découvre le jardin en travaux. Les doubles vitrages des portes-fenêtres isolent du froid. La chambre dispose de deux issues. L’une donne sur le grand patio intérieur. L’autre, sur ces petits jardins monastiques encore en friche totale. Ils jouxtent une route vicinale. J’ai préservé un confort, frugal en réalité. Ce décor choisi me vaut bientôt, de la part d’un lama parisien, le titre amusé de « yogi du Seizième Arrondissement. » Ce quartier de Paris est réputé pour le chic de ses résidences! Il m’arrive aussi de faire sécher ma chemisette Lacoste orange, et ma Cardin couleur brique, sur le fil à linge derrière la porte, avec mes caleçons pourpre C&A, made in England. Il se peut que l’ensemble donne l’impression d’un moine trop « mondain! » Cette vie simple que j’ai choisie ici m’amuse... J’aime jouer à l’aide des détails personnalisés que je préserve. Bien sûr, c’est ce que devrait renoncer à faire tout moine. J’aime la vie, peut-être est-ce ce que je redécouvre. Cette joie de vivre m’est chevillée au corps. Je la célèbre quotidiennement, en en goûtant le charme. À ma surprise, la couturière me demande de poser en photo pour son catalogue d’articles destiné aux retraitants. Me voici promu en mannequin de la congrégation pour quelque temps. Sur la photo du catalogue, chaudement vêtu de laine, je ne suis pas peu fier d’arborer mon rosaire en nacre. Je porte le châle crânement drapé sur le bras. On distingue en fond d’image le fanion bleu et jaune de la congrégation qui claque dans l’azur!

La neige tombe ! Son pardessus d’hermine a recouvert les collines. On dirait que le bouddha emmitouflé, allongé par le massif des puys, rêve au printemps. Nos sandales peinent sur le sol recouvert du sucre de l’hiver. Nous mettons des épaisseurs superposées de vêtements, afin de lutter contre le froid vif. Pull-over rouges, bonnets sur nos têtes aux cheveux ras, robes monastiques de laine bordeaux, jupons épais dessous, nous vivons avec l’hiver de ce haut bocage venteux. Le soleil paillette les flancs blancs des chaînes de montagnes. Il les dore de sa lumière délicieuse. Chaque respiration est comme une bolée pétillante d’oxygène. J’ai l’impression de boire son azur frais. Les arbres ploient sous la beauté des neiges. Ils semblent s’incliner tels des moines, face au mystère du soleil. Celui-ci, rayonnant, s’élève.
Transfiguré par la neige qui le matelasse, le monastère présente un visage souriant. Les lamas marchent d’un pas vif. Ils portent leurs sandales couvertes de cuir. Ils sont bien sous leur châle. Leur visage aux joues rosies me sourit, tandis que je les croise dans les allées.
Le toit bâché du hall public provisoire est lourdement chargé de neige. Une averse de pluie y dépose bientôt des tonnes excédentaires. Il cède sous le poids de cet édredon humide. Les bénévoles doivent le démonter. Le ferronnier du chantier commence à réparer les épais montants d’acier qui ont ployé.
Me voici affecté à la cuisine. Le chef est un moine. Il me confie l’épluchage des carottes et la vaisselle des grosses gamelles d’aluminium. Pour le nouveau que je suis, cette situation met ma sincérité au défi. En effet, je viens de quitter une situation plus agréable. J’adopte la vie de mes nouveaux amis. Il me faut l’assumer. Le temps voudra-t-il me confier un travail plus intéressant ici ?
Je songe avec un léger pincement au ventre à ce changement de monde si rapide que je viens d’inviter dans ma vie. Dans la vieille cuisine des bénévoles, assis sur le banc de bois, je pèle les kilos de carottes pour nos quarante convives. Je dégraisse bientôt les lourds ustensiles de cuisines. Ils sont trop larges pour ma stature délicate. L’évier est vétuste. La vie est simple ici. J’accepte ce monde, avec un zeste d’optimisme mêlé de nostalgie.
Le chef, Dan, a laissé derrière lui des perspectives de carrière. Il avait appris l’informatique. Il bénéficiait de la confiance de son entreprise, en tant que jeune cadre supérieur. Le voici préparant avec un enthousiasme communicatif de grands plats de riz complet et, bien sûr, la marmite de carottes. Il m’entoure de son amitié. Je sens que j’ai trouvé ici un compagnon d’une sincérité contagieuse. Son assistant est une femme à la démarche assurée. Miriam vient d’Espagne. Elle était psychothérapeute avant de rejoindre le monastère. Elle apporte une énergie bienveillante considérable dans sa journée de mitron. Mes deux compagnons, dans leur vitalité et leur joie de vivre, me mettent à l’aise. J’accepte ainsi les huit premiers jours aux cuisines sans déplaisir. Je sers à la louche chaque moine qui tend son assiette, avec soin. Je mets de bonnes portions. J’accueille chacun, laïc, ou moine. Un peu plus de sauce! Un peu moins de viande! Un peu moins de riz! Les garçons aiment la sauce. Ils leur faut les pâtes en quantité gargantuesque. Et ils adorent faire gicler de saisissantes rasades de leur ketchup Heinz des flacons souples. Le chef me confie son secret. « Chut! Il ne faut pas le dire. » me dit-il. Il fait venir du ketchup sans marque. Il transvase en cachette le condiment générique dans les bouteilles en matière plastique rouge, portant le joli emblème de chez Heinz. Les convives apprécient cette sauce, d’un prix abordable pour la communauté, « autant que si c’était du vrai Heinz! » m’assure-t-il. Les filles ne sont pas en reste pour l’appétit. Elles finissent sans ostentation les assiettes gigantesques qui leur sont servies. Les lamas en robe rouge passent aussi devant le comptoir de bois. Ils auront dans quelques mois leur nouveau réfectoire. Pour l’heure, nous partageons le même régime. Me voici serveur, à la rencontre de ces nouveaux compagnons, tous bien contents de leur vie bouddhiste. Le froid et la vie active expliquent la consommation de féculents. Ils réchauffent. Si, le soir, mes nouveaux comparses se plaisent à déguster des assiettées trop bien remplies, ce n’est pas seulement une compensation pour le célibat de la plupart. Ces portions pantagruéliques leur permettent de bénéficier d’une chaleur nécessaire la nuit. Il leur faut manger des sucres lents (pommes de terre, riz, pâtes, lentilles, couscous) le soir pour supporter leurs chambres presque sans chauffage. Six cent quatre vingt dix mètres d’altitude apportent parfois un « froid de canard. »
Je remarque la finesse de l’éducation de plusieurs de mes camarades bénévoles. Ils touchent la nourriture avec la cuillère de service dans les grands plats, comme s’ils exprimaient la tendresse. L’un d’eux est Allemand. Johann prend sa part de fromage. Il ne cède pas à la tentation de choisir la plus grosse dans la grande corbeille sur le comptoir. Il dépose les aliments sur son assiette avec soin, et avec un sens de la quantité très élégant. Ni trop, ni trop peu. Il essuie la table collective avec précision après le déjeuner, prenant en charge lui-même cette tâche. Il m’arrive de le voir dans le réduit où trônent nos machines à laver. C’est un endroit sombre et humide. Il rend chacun nerveux. Mais pas lui. Il pénètre dans ce cagibi comme dans un sanctuaire immaculé. Il ôte du tambour les vêtements des autres qui sont déjà finis de laver. Il les extrait avec respect. Il les dépose avec délicatesse dans une corbeille. Il la dispose dans un endroit propre, pour que son propriétaire puisse la retrouver avec contentement au retour des chantiers. Il met alors son propre linge dans la machine d’une main sereine. Puis il glisse, tel un elfe, vers son avenir tout tracé pour lui de lama. Il devient, en filigrane, l’un de mes exemples à suivre. Il vient juste d’arriver ici. La vie, peut-être aussi des parents attentifs à son éducation, lui ont conféré cette nuance de perfection. Elle ne cesse de m’impressionner. Il y a bien d’autres sources d’inspiration. Il se trouve que ces jeunes laïcs, arrivés ici depuis peu, sont les plus exemplaires. Ils semblent disposer d’une sorte de capital de générosité et d’altruisme que la vie communautaire n’a pas usée. La noblesse, la volonté de bien faire, imprègne la vieille cantine. Ses décors sont surannés, voire très humbles. La puissance de la bonté humaine qui s’y essaye au bien chaque jour semble y déposer l’or invisible de la vertu!
Pour me divertir enfin de mes épluchages de pommes de terre quotidiens et de mes dégraissages de marmites successifs, j’opte pour un nouveau travail. Il m’est en effet trop pénible de confronter ma curiosité habituelle avec l’humble sacerdoce répétitif du mitron. On demande des carreleurs pour le monastère en cours de finition. Me voici apprenti. J’apprends, comme tout le monde, à réaliser ces travaux manuels sur le tas. Vive la liberté! Je découvre avec plaisir le métier. Il offre au débutant la satisfaction d’une tâche qui n’est pas à refaire chaque jour. On y avance d’heure en heure sur la chape de ciment. Les carreaux gris perle se déploient. Leur propreté illumine progressivement le sol rugueux. Quel contraste avec la cuisine! Mes légumes, si longs à éplucher, étaient si vite, et si bien, mangés. Je me contente avec bonheur de ce nouveau « sacerdoce. »
Les drapeaux à prières claquent dans la bise. Un soleil timide nous donne espoir, ce jour de premier mois lunaire. Nous sommes déjà en février et les disciples remplacent les bannières usées par une année aux quatre vents. Ils alignent de nouveaux fanions, couverts de textes rituels en impression noire. Il y en a de cinq couleurs : autant que de directions. Le rouge pour l’Ouest, le bleu pour l’Est, le vert pour le Nord, le jaune pour le Sud, le blanc pour le centre. Ce sont aussi les couleurs des cinq principes de sagesse : le rouge pour la félicité, le bleu pour l’immuabilité, le vert pour l’activité, le jaune pour l’équanimité et le blanc pour l’unité.
Les nuits étoilées scintillent de mille joyaux. La pureté de l’air donne au ciel nocturne « l’obscure clarté qui tombe des étoiles. » Je reste souvent absorbé dans la contemplation de la voûte pétillante de myriades de constellations : autant d’humanités, autant de soleils, autant de vies illimitées, me dis-je. Se peut-il que certaines nous perçoivent depuis leur vaste univers ?

Le mois de février est celui des gels. Cieux clairs, étangs figés, roides stalactites de glaces qui festonnent les toits, je glisse dans un monde intense et que les frimas rendent d’une extrême précision. C’est comme si le froid donnait à chaque détail un destin plus grand. Les teintes transparentes de ce coteau transi évoquent une palette opalescente et diaphane. Chaque nuance éveille une impression unique - bleus marine, turquoises, outre mer, violine, autant de touches à l’aquarelle de l’artiste de ce sage hiver. La sagesse immobile de cette saison a la clarté, l’aspect translucide, et la précision d’un miroir. Sa nuance bleutée empreint chaque chose. Tout semble comme intensifié dans l’image figée et belle d’une contrée pétrie d’espace. Le ciel pâle s’est uni à la terre givrée. Leur continuité confère au paysage l’apparence d’un rêve, d’une vie imaginaire et peut-être éternelle. La vapeur que nous exhalons en marchant lentement dehors nous rappelle que la nature s’est simplement prise dans ce rêve. Qu’elle bouillonne, qu’elle enfante, qu’elle bouge c’est ce qui devra revenir bientôt, à l’orée impalpable du printemps à venir. Je quitte mes promenades avec l’impression de m’arracher à un songe clair et fascinant. Il me faut reprendre les heures de bénévolat en gardant, comme un cristal pur les impressions d’une montagne en méditation. Je rentre au monastère, après ces balades au gré de chemins verglacés, comme nimbé d’une onde bleue. Le chantier reprend chaque fois ces instants fragiles, me donnant en échange la chaleur des autres bénévoles qui m’entourent bientôt de leur jeunesse joyeuse.
Magdalena se trouve dans l’équipe juvénile de dallage. Cette jeune fille brune est d’origine espagnole et parle bien ma langue. Ainsi nous échangeons toutes sortes de propos plaisants pendant nos longues heures de carreleurs. Nous voilà dans les futures salles de bain du monastère, ajustant nos céramiques aux murs et au sol. J’écoute les anecdotes sentimentales de la communauté qu’elle connaît en détail. Avec délice je me retrouve dans une sorte de collège romantique. Je découvre que, chez les bénévoles, « Valérie aime Jérôme. » Je ne l’aurais jamais deviné! Le beau retraitant Amita échange avec Magdalena des secrets tendres dans leur lien épistolaire. Il lui fait ses confidences. Comment va se passer la sortie de sa retraite de trois ans ? Épousera-t-il Magdalena ? Ou le bouddha le gardera-t-il dans la chasteté monastique pour toujours ? Alors Magdalena devra, elle aussi, prendre les vœux, devenir une moniale, et sublimer son désir. Des larmes, de l’espoir, nous découvrons l’aventure inoubliable de l’amour, en filigrane des bouddhas dorés qui sourient, complices, et des fumées d’encens qui s’élèvent. La suite du feuilleton quotidien arrive avec la reprise du travail l’après-midi. Elles passent si vite ces heures, dans le sentimental papotage que j’échange avec la romantique Magdalena. Je deviens familier du « courrier du cœur » du monastère. Je suis en si charmante compagnie, bercé par sa voix féminine et ses secrets d’ermitage. Je me réjouis même de carreler les salles de toilette pour les lamas. Me voici daller les latrines des enseignants qui officient dans les retraites traditionnelles de trois ans, trois mois et trois jours. Nous nous réjouissons que la faïence portera ici plus de sagesse qu’ailleurs! Cette idée nous encourage. Il me faut bientôt participer avec d’autres amis, apprentis céramistes comme moi, à cette tâche éblouissante entre toutes : carreler la salle à manger des lamas. Nous y consacrons plusieurs jours. Et nous voyons cette vaste pièce à plusieurs niveaux surélevés, se métamorphoser en un espace d’une clarté sereine. Je peaufine mes tâches avec les carreaux, le ciment-colle et le joint de finition. Je fabrique notre propre enduit adhésif à partir d’une poudre. Je la mêle à l’eau par seau entier. J’agite le mélange avec fierté à l’aide d’une grosse perceuse équipée d’un agitateur.
Bientôt, Magdalena, mon acolyte, rase ma tête pour la première fois. Coiffeuse visagiste de métier, elle coupe mes cheveux avec la tondeuse électrique communautaire. En guise de salon de coiffure, nous disposons de la mezzanine de bois au dessus du réfectoire des bénévoles. Je sens, au moment où la tondeuse ôte ma chevelure, et sans déplaisir, que je suis désormais un moine. Je vois mes boucles tomber à terre. Je les ramasse moi-même, après la tonte, avec une petite pelle et un balai. Je devrais les brûler selon la tradition himalayenne...
L’abbé du monastère me demande alors de tenir le bureau d’accueil. Il vient de recevoir son standard téléphonique et ses lignes. Tout heureux, je m’apprête à inscrire, moi aussi, mon encoche dans cette réalité. Je vais devoir assurer, pour la congrégation, le secrétariat quotidien de ses lamas.
Un matin, alors que je suis sagement assis à mon petit bureau d’accueil derrière ses vitres, l’abbé remarque que j’ai passé une nouvelle chemise en soie jaune paille sous mon châle bordeaux de moine du bouddha. Il me dit : « il ne te manque que la cravate. » Me voici donc devenu le standardiste, le secrétaire, l’hôte et même la plume anonyme du vieux maître himalayen. Je réponds en effet aux courriers adressés au « Très Précieux. » Ce dernier n’écrit ni ne lit les langues européennes. Il me faut donc décacheter les lettres des disciples qui lui sont adressées. Je fais suivre les offrandes, ainsi que toutes les photos, au maître. Il peut comprendre les images et utiliser ces modestes offrandes pour sa vie quotidienne. Quant aux lettres elles-mêmes, elles comportent souvent des souhaits que je résume en quelques mots. Son cuisinier les lui transmet. Mais, bien souvent, c’est ma responsabilité que de préparer une réponse digne d’un vénérable bouddha asiatique! Bien sûr je fais relire toutes mes réponses épistolaires au dauphin du « Très Précieux. » C’est un lama européen très avisé. Il me donne un mot juste, une formule plus aimable, ajoute une idée utile. Il me laisse en général envoyer les lettres telles quelles. Un matin, il me gratifie même d’un flatteur « tu as la fibre » en découvrant mes suggestions signées du nom de son propre maître. Je signe toujours les courriers : « pour le “Très Précieux“, le secrétaire. » On imagine en me lisant que je suis sans doute son traducteur. Ce n’est pas le cas, ne parlant ni n’écrivant le tibétain.
Il me faut donc faire preuve de ressource et d’imagination. Peu qualifié pour le tantrisme, que je découvre à peine, me voici conseillant aux disciples pleins de foi des pratiques dont je connais bien peu de choses! Il me paraît utile de consigner dans ces lettres les quelques conseils que mes oreilles glanent çà et là, dans la conversation des lamas. La pratique de la respiration qui, en aspirant, prend la souffrance et, en expirant, donne le bonheur s’avère ma recommandation la plus fréquente. Je suggère aussi, comme nous y encourage notre maître de méditation la récitation du mantra « Om Mani Padmé Houng » du bouddha blanc de la compassion. Il m’arrive de préparer de plus longues lettres de réponse lorsque les cas sont sérieux, ou nécessitent une attention particulière. La satisfaction des disciples doit être intense de constater l’intérêt que leur maître a pour eux. Il s’avère que le « Très Précieux » ne sait rien de ces courriers qu’il ne peut déchiffrer!


Les moines, eux, lui font confiance en tout. Ils ont même accepté de ne pas savoir à quels vœux monastiques ils sont en théorie assujettis. Ils ne connaissent que les principaux qui consistent en cinq engagements. Ils vivifient le cœur de l’éthique bouddhiste, mais aussi de sa vie monastique. Ce sont les promesses suivantes : ne pas prendre la vie volontairement (c’est-à-dire ne pas tuer), ne pas prendre ce qui n’est pas donné (c’est-à-dire ne pas voler), ne pas abuser les autres par des propos fallacieux (c’est-à-dire ne pas mentir), ne pas consommer d’intoxicants (c’est-à-dire ne pas boire d’alcool.) Il est exigé aussi, à cet égard, de ne pas fumer de tabac, et ne pas consommer de drogue. Et enfin il ne faut pas avoir de vie sexuelle active (c’est-à-dire garder l’abstinence.) Il s’agit de s’abstenir de tous rapports sexuels et également d’auto-érotisme aboutissant à la libération du fluide vital. Cependant les rêves pendant le sommeil ne sont pas astreints à la chasteté, de par leur caractère involontaire. Mais il est interdit d’utiliser le contact intermédiaire d’un morceau de tissu, sous la douche par exemple, pour obtenir une satisfaction érotique. Cette précision fut donnée lors d’un enseignement public du dalaï lama. Les vœux monastiques sont en effet les mêmes dans sa tradition et dans celle du « Très Précieux. » Ils proviennent d’une transmission historique commune dans les Himalaya. Tous, moines sans expérience de retraite collective et eurolamas, sont ici assujettis à ces cinq engagements communs.
Le « Très Précieux » m’a fait savoir peu après mon arrivée « qu’il me faut bien réfléchir avant de m’engager, et si je prends la décision de devenir moine qu’il me faudra porter la robe du bouddha toute ma vie. » J’ai accepté sans hésitation.
Les moines ayant l’ordination complète (guelong), sont astreints en principe, en plus de ces cinq vœux fondamentaux, à plus de deux-cents engagements issus de l’histoire ancienne du monachisme bouddhiste. C’est la même ordination pour les moines guelong sans expérience de retraite collective et pour ceux issus de la retraite. Il n’y a aucune différence. Pour les moniales le nombre de vœux est plus important encore. Le « Très Précieux » a d’ailleurs renoncé à donner la liste de tous ces engagements, certains n’ayant plus de réalité aujourd’hui. Personne ne semble en connaître la totalité au monastère! Paradoxe : les moines sont astreints en théorie à des vœux très précis, sans grande nécessité probablement, dont ils ne connaissent pas le détail. Certains sont racontés par le maître, cependant. L’un d’entre ces préceptes mineurs, qui est parfois repris avec le sourire par les moines, consiste « à ne pas jeter de matelas par les fenêtres des étages ». Il semble en effet qu’un moine du temps du bouddha ait jeté un matelas par la fenêtre pour le faire arriver plus vite et plus aisément en bas, sans avoir pris la précaution de regarder auparavant si la perspective était dégagée. Or un noble moine qui se trouvait sous la trajectoire prit le matelas sur la tête. Il dut perdre un instant le fil de sa paisible méditation. Il justifia sans doute un communiqué à la réunion plénière de la congrégation. Et cela fit un nouvel engagement pour les moines : on ne doit pas jeter de matelas par la fenêtre de l’étage!
Les autres préceptes mineurs des moines me seront connus par une autre source. Ne disposant pas dans la vie quotidienne du texte du code monastique bouddhiste adopté par cette école himalayenne, j’ignore comme la plupart de mes camarades, les autres préceptes constituant l’éthique quotidienne des moines. Ma curiosité habituelle est bientôt satisfaite largement par un ami qui explore les sites Internet consacrés au bouddhisme. Il trouve un jour un essai accompagnant de larges extraits du texte ancien. Il est écrit par un moine d’une tradition d’Asie du Sud-Est. Nous importons sur un micro-ordinateur la totalité du livre informatique consacré à cette question. Je réalise que tout internaute explorant ce site et ouvrant ce document en sait plus que moi, qui suis un apprenti moine, sur la question des engagements monastiques. Le texte original, vieux de plus de deux mille ans peut-être, est une véritable sociologie du bouddhisme antique. Je lis avec curiosité cet intéressant bréviaire, et découvre son côté très nuancé. Il ne manque pas d’humour, chose étonnante, avec en particulier les préceptes introduits à causes des frasques amusantes d’un des moines du temps du bouddha nommé Udayin. Ce dernier avait été marié avant de devenir moine. Parmi les quelques bévues qui lui valurent de justifier un ajout de précepte au code monastique de la part du bouddha, l’une retint mon attention. Un jour ce moine fut sollicité par une moniale. Cette dernière savait qu’Udayin cousait à la perfection. Elle lui apporta du tissu afin qu’il réalise pour elle une robe monastique. Il accepta, et fit progressivement le travail de couture. Il lui remit l’ouvrage terminé, en lui demandant de ne pas porter la robe avant la réunion plénière de la communauté. La moniale accepta sans doute ce conseil « les yeux fermés. » Le jour de la réunion elle arborait sa nouvelle robe sans se rendre compte que le facétieux Udayin avait brodé dans le dos du châle, avec des fils de plusieurs couleurs, la silhouette entrelacée de deux amoureux en train de s’accoupler. Ce dessin fut bien évidement remarqué par l’assemblée des moniales. Il valut la remarque suivante de ces dernières : « c’est bien dans la manière du vénérable Udayin »... Cette histoire fut d’ailleurs consignée dans le registre des préceptes pour illustrer un nouvel engagement supplémentaire : les moniales ne doivent pas demander aux moines de coudre pour elles une robe monastique...

Chaque matin me voit accompagner les bénévoles jusqu’à leur départ en minibus Toyota, de couleur orange, vers le chantier. Les habits qu’ils portent sont des frusques de nos « donations. » Il me faut ici expliquer ce que sont les « donations. » C’est un endroit situé en dessous de l’appartement du « Très Précieux. » Il consiste en un local exigu, disposant de quelques étagères. Des monceaux de sacs en matière plastique, voire de sacs poubelle s’accumulent. Ils contiennent de vieux vêtements donnés au monastère par des fidèles. On y trouve de tout. La veste à col en fourrure voisine avec les chaussures montantes de sapeur pompier. Ce capharnaüm constitue la boutique de mode, comme le disent mes camarades vivant ici. Ils ajoutent :
— Je m’habille chez Donation.
Ils arborent avec une classe époustouflante ces vieux oripeaux. On voit un maçon marcher avec un blouson beige, en fourrure synthétique, sérigraphié d’un couple de loups aux yeux bleus. Je vais bientôt moi aussi fouiner dans la caverne d’Ali Baba et y dénicher les trouvailles. Un tricot rose fuchsia m’attire par son coloris vif. Avec un peu d’imagination je le trouve de style bhoutanais! Les chaussures de sapeur pompier sont restaurées par notre voisin le moine Raphaël. Il passe des heures à les laver, à les faire sécher et à les graisser. Le résultat est à la hauteur de ses soins. Il sera bientôt remarqué pour ses godillots tout terrain sur le chantier du temple. La tenue est bariolée. Les couleurs sont vives. Les coupes, désuètes. Ciré jaune, chaussettes rouges, pantalon de chantier vert kaki en plastique, il ne manque qu’un bonnet à pompon multicolore à notre bénévole pour être dans le ton. On voit qu’en réalité cette manière de se vêtir est la fidélité à l’enseignement du bouddha lui-même. Celui-ci trouva, ses premiers vêtements d’éveil au fil de l’eau. C’étaient ceux d’un défunt qu’il teignit avec de la terre ocre. La récupération est ainsi à l’origine du vêtement monastique bouddhiste. Nos belles robes de moine sont une introduction luxueuse. Ces habits des « donations, » portés avec élégance, évoquent le reflet fidèle des premiers bouddhistes.
On peut vivre ici sans argent ou presque. Un jour le chef du chantier, un homme jeune, trouve par terre une pièce de monnaie. Il s’écrie « youpee, je vais faire un cadeau! » Il n’a pas un centime à lui. Il demande parfois, et si rarement, une bouteille de cola à ses camarades plus prospères. Ils la lui payent bien volontiers. Il porte la responsabilité de ces constructions titanesques. Il est content de travailler gratuitement, sans un sou en poche. Il sourit. Il me tend la pièce : « je fais une offrande au Très Précieux » me dit-il. Il vient de me donner sa première leçon. Vivre aujourd’hui sans argent, sans compte en banque, sans voiture et sans bien, n’est-ce pas l’image parfaite des tous premiers moines du bouddha qui laissaient tout derrière eux! La jubilation que chacun éprouve ici à travailler sans demander de salaire, et à vivre en simplicité, est terrible. Nous sommes portés par une invisible vague de vitalité. Il se peut que la jeunesse des bénévoles explique cette audace, ce courage et cette tendresse sans calcul. Les après-midi à la pause, l’un d’entre eux met un peu de musique sur un vieux portable stéréo. La danse est irrépressible. Les bénévoles portant ciré et bottes, tricot et chaussettes de laine, dansent. Le petit terre-plein en lave de pouzzolane qui jouxte la cuisine se transforme en un « endroit à la mode. » Nous apprécions d’autant plus notre grand bol de thé au miel et notre tartine géante de beurre à la confiture d’abricot. On admire les plus gracieux des couples. Ils dépassent les limites du talent en une rythmique digne et joyeuse. Le soir pendant le dîner il arrive que moines et laïcs se mettent en cadence. Ils applaudissent un étonnant couple qui invente une sorte de valse. Adam, un moine en robe du bouddha, et un bénévole en tenue de chantier traversent, enlacés comme deux clowns, le réfectoire, en valsant sous les hourras du public. Nous sommes conquis par cette nouveauté. La vitalité est communicative. Mais nous rencontrons aussi nos jours de légère dépression. Notre bonheur est un peu instable, traversant tous les possibles entre l’allégresse et la tristesse. On dirait que la jeunesse de ce projet déteint sur nos humeurs changeantes.

Une autre fête vient renouveler notre rosaire de convivialité. On fête l’anniversaire de Jean. Sa chambre est pleine de moines, et de bénévoles en tenue de laïcs. Notre camarade, attentif à l’usage ancien, a prévu deux accès. Sa porte donnant sur le jardin jouxtant la route sert pour l’entrée des moines. Ils peuvent ainsi bénéficier de la partie de la chambre dont se sert Jean. Ils sont ainsi dans son espace personnel, où s’appliquent les règles monastiques. Quant aux laïcs, c’est à dire aux personnes ayant gardé leur liberté et leur choix sexuel, ils ont accès à la fête par l’autre porte, celle qui ouvre sur le patio collectif. Ils restent dans la partie de la chambre où le compagnon de vie quotidienne de Jean a son lit. C’est un bénévole qui n’a pas pris l’ordination des moines. Celui-ci accueille ainsi dans son espace personnel tous ceux qui, comme lui, ont été invités à manger du gâteau. Le délice que nous offre Jean sur de petites assiettes, qu’il nous tend avec délicatesse, est né d’une idée à lui. Il est allé chez le boulanger du village à côté, et il lui a demandé une recette spéciale pour son anniversaire. Il a fait ainsi confectionner de gigantesques gâteaux à la crème, à l’ananas avec un doigt d’alcool pour les parfumer. Il a tenu à faire partager son anniversaire à tout le monastère. On a déjà passé les plats au temple à la fin du rituel mensuel, et plus de cent personnes ont eu ainsi leur part. Cet après-midi, sont accueillis ceux qui n’ont pu venir au rituel. Sans doute Jean a-t-il une capacité d’observation et de mémoire très précise, car il est venu inviter, sans se tromper, tous ceux d’entre nous qui n’étaient pas au temple.
J’arrive donc dans sa chambre, un lieu étonnamment bien rangé. Des tapis ornent le sol, tandis que ses autels présentent les photographies des maîtres himalayens dont il a été le disciple. Il a une tendresse particulière pour un vieux lama bhoutanais. Il a été son élève de son vivant. Puis, il a participé, dans l’Ouest, à une étrange retraite collective de trois ans dans un des premiers centres d’études européens que ce moine avait dédié à la vie bouddhique. Un petit ermitage pour une dizaine de personnes avait été construit avec peu de moyens. Il manquait aussi d’un encadrement pluriel pour accompagner la dizaine de candidats à l’éveil. Jean était l’un d’eux. La retraite tourna à la débandade. Probablement à cause de conditions de vie trop spartiates, et d’un suivi individuel insuffisant, peut-être aussi à cause de l’espace trop restreint pour les promenades, les uns et les autres arrêtèrent au fil des mois leur projet de vivre dans le recueillement à l’intérieur d’une petite chambre sans chauffage, donnant sur un patio partagé avec les autres. Ce qui déclencha sans doute la fin prématurée du centre de retraite fut un incident dramatique. Un des garçons, qui participait à cette aventure, ne put se supporter dans l’enceinte étriquée de ce petit ermitage vibrant de présence humaine. Il s’isola dans une chambre de la gentilhommière qui constituait le bâtiment principal du centre d’étude bouddhique à deux pas. Puis, pour des raisons inconnues, il se donna la mort. Le centre, lorsque je le découvris, était un lieu désolé où avaient été abandonnés les projets de retraite de trois ans. On pouvait s’en servir occasionnellement pour y passer une nuit, dans des conditions de relatif inconfort, afin de suivre les enseignements dispensés en fin de semaine à proximité...
Telle est l’expérience que vécut Jean, pendant peut-être une année, avant de capituler comme la plupart des autres avec lui. C’est sans doute la nécessité pour lui de reprendre et de poursuivre cette expérience, d’une manière plus sereine, qui l’amena à venir à Félicité pour y préparer la retraite collective de trois ans à venir. Félicité avait eu la chance dès le départ de bénéficier de la présence permanente de notre « Très Précieux », expert sans doute dans ce domaine nouveau en Europe des retraites tantriques collectives et individuelles. Sa proximité quotidienne lui valut de guider attentivement tant les retraitants que les enseignants qu’il avait patiemment formés lui-même. Il y eut ici peu de problèmes. On me rapporta cependant un incident gardé secret qui fut, il y a quelques années, discrètement géré par l’intendante des achats d’un centre de retraite des filles. C’est cette dernière qui me raconta elle-même comment elle avait assisté la crise. Sa camarade, une retraitante, récitait les prières et les formules rituelles, les mantra, avec une puissante ardeur. Elle trouvait que cela donnait beaucoup de bonheur à sa retraite collective de le faire sans arrêt, par moment pendant des heures de félicité. Après cette phase euphorique, elle entra dans des épisodes progressivement déprimés, au point que l’intendante qui les constata, préféra soulager les crises en aidant discrètement cette jeune femme grâce à une aide pharmaceutique. Il fut ainsi possible de lui permettre de traverser les trois années de la retraite. À sa sortie, les signes d’apathie de cette personne, qui était devenue comme les autres de sa promotion, une nouvelle femme lama, étaient toujours là. Il lui fut donné la chance d’être accueillie attentivement par un grand centre d’étude affilié à Félicité, un lieu animé et plus ouvert. Il lui fut permis de continuer à porter la robe des moniales et de bénéficier de leur prise en charge pour l’hébergement... Il m’arrive de l’y croiser. Il est toujours étrange de rencontrer ainsi une moniale qui ne parle quasiment pas et qui regarde les autres comme le bouddha peut-être les voit...
Mais aujourd’hui, nulle dépression ici, nous sommes ensemble pour manger du gâteau et nous surprendre à des conversations plus soutenues que d’habitude. En effet, Jean est un érudit. Il connaît le bouddhisme de manière très personnelle. Il a été auparavant professeur de yoga et a accompagné des dizaines d’étudiants sur ce chemin. Il connaît ce qui environne la pratique du yoga, comme la diététique et les soins phytothérapeutiques. Il est surtout devenu un méditant aux intuitions saisissantes qui ne laissent de me surprendre. Ses camarades ne peuvent tout à fait le suivre. Il survole notre fiévreuse collectivité avec sa largeur de vue et ses perspectives raffinées. Il a été trop longtemps affecté au chantier. Pour lui pas de problème, il transforme même les plaques de plâtre en un support de pratique de l’attention soutenue. Il forme ses camarades au yoga du « placoplâtre » et il ne se lasse pas de leur montrer le rôle du silence créateur. On ne le prend guère en défaut. Il ne manque jamais d’un conseil de nutritionniste ou d’une observation sur la nature de la conscience. Il constitue pour moi une présence très utile. Il condense à lui seul beaucoup des préoccupations culturelles qui manquent un peu au monastère. Il m’invita dès le début de mon séjour à participer à ses soirées ciné-club. Sans complexes, il a réquisitionné la petite vidéo du monastère et à partir de ses propres collections, il organise des soirées à thèmes comme par exemple « Piaget et Chomsky dans leur débat sur la linguistique structurale... » Quelque provocation intelligente de sa part nous pousse ainsi à rester éveillés dans notre vie bouddhique... Il va de soi que notre ami Jean n’est pas toujours bien compris. Parfois les lamas européens qui sortent de la dernière retraite de trois ans se trouvent inexpérimentés et sans suffisante culture spirituelle lorsque Jean leur parle avec sa profondeur habituelle. Il est fin, tour à tour grave et drôle, sa pratique de l’enseignement du yoga fait de lui un pédagogue spontané. Il est donc en porte-à-faux, vis-à-vis de lamas qui ont l’autorité due à leur titre, mais qui risquent de perdre la prestance sacerdotale en la présence de Jean, tant son rayonnement est évident. Il a auparavant été affecté à des humbles tâches du bâtiment qu’il a accomplies sans jamais se plaindre, les transformant en occasions d’explorer et de montrer des aspects nouveaux de la méditation à ceux qui l’entourent. Il a rencontré le « Très Précieux » pour lui demander de l’aide dans un chantier trop rudimentaire pour ses dons. Celui-ci a pris à cœur de lui donner un satisfecit en lui récitant gentiment ce vers attribué au bouddha : « la vase n’atteint pas le lotus. » Il est quand même mieux compris en ce moment par la hiérarchie du monastère, que par ses camarades du chantier sans expérience de la vie culturelle. Il lui est offert depuis peu d’être responsable de l’entretien quotidien du temple et de bénéficier d’une grande latitude dans son temps de travail quotidien. Il garde au temple son atmosphère sacrée en soignant la propreté et chaque détail de la présentation des offrandes. Il suffit d’entrer dans ce lieu pour percevoir sa marque : bougies mises en scène avec art, moquette parfaitement peignée, parfums d’encens évocateurs... J’ai l’impression qu’il serait un extraordinaire abbé pour notre monastère. Il semble qu’il n’ait pas besoin à l’avenir de faire ces retraites collectives traditionnelles. Il est prêt. Sa petite fête me plaît, nous voilà, moines et laïcs aux mains de maçons, assis autour de son lit, sur ses tapis de laine, à déguster du gâteau à la crème et à l’ananas en évoquant la spiritualité du bouddha... « La vase n’atteint pas le lotus... » Ses fleurs surgissent de l’eau des lacs clairs et s’épanouissent, étrangères à la vase d’où elles sortent. J’ai pris votre boue et j’en ai fait de l’or, disait aussi Baudelaire.

« J’ai donné au paysage mon espoir, et peut-être quelques rêves. Des volcans au loin, des rapaces argentés qui planent, il revient comme une respiration. Des heures, des jours s’égrènent. Me voici novice...
Montagnes au loin, vent frais. Reverrai-je le soleil au bout de cet hiver ? Les ombres qui s’agitent, les animaux qui frissonnent, tous parlent la langue universelle de l’amour.
Les ruisseaux qui débordent des neiges évanouies vont sans hésiter vers le vaste océan. Leur flot ambré traverse les prés endormis en miroitant. L’esprit humain est si léger. Il ne sait pas fluer ainsi vers l’unité marine de la perfection. Que ne suis-je ce sage cours d’eau qui va vers son but immanquablement ?
Soir, étoiles, air frais. Je respire. Mes heures s’envolent, le ciel blanchit à l’horizon, l’aube qui me réveille passe comme une onde, un souffle de vigueur.
Des matins chantonnent, givre sur les feuilles. Les glaces qui fondent éveillent le désir. »


Note :
[1] Antonio Vivaldi, Concerto « Les Quatre Saisons » ; Le Quattro Stagioni in Il Cimento Dell Armonia & Dell Inventione, Concerti a quatro e a cinque. Édité par le Sr Le Clerc, Paris, 1729. (Annotations de Vivaldi lui-même, portées sur la partition originale de 1725).







2
LE PRINTEMPS



« Largo, il capraro che dorme »
Le Printemps, Antonio VIVALDI

Le ballet des maçons du temple, frères de ma vie quotidienne, continue en haut de l’édifice de béton. Ils construisent tard ce soir à la lumière des projecteurs. C’est le moment, tant attendu, de couler la chape de ce premier niveau. La toupie bicolore portée par le camion pompe le ciment frais et le propulse à l’étage par un tuyau. Les garçons l’étalent sur les coffrages. Le lendemain, on fête tous la chape, le Supérieur a fait acheter des croissants pour tout le monde... Le printemps est là, mais il est fugace dans cette région de montagne. Le petit étang couvert de nénuphars sert de sanctuaire à de sages carpeaux. L’herbe est haute. Ils viennent flâner au bord du petit bassin arboré. Assis sur le vieux banc de bois, il me faut continuer d’écrire, et je pianote sur le petit clavier de mon ordinateur Macintosh nomade posé sur mes genoux. Au loin la silhouette des puys se dresse vers l’azur. La neige persiste sur les sommets miroitants. Des milans clairs planent haut dans le ciel. Ils s’élancent et, de quelques frémissements d’ailes, les voici prenant les courants aériens. Mus par une invisible force gravitationnelle, ils jouent avec le vent de ce printemps à peine éclos. Les bourgeons éclatent sur les haies de coudrier. Les feuilles viendront bientôt reverdir ce monde encore en hibernation. Les taupes au pelage d’une douceur immense créent leurs palais souterrains en prévision de chaleurs estivales. Les buttes des taupinières s’élèvent partout dans la pelouse désolée. L’air se fait tonique. Il rosit nos joues et éveille nos désirs. Un soleil timide et blanc apparaît comme l’enfant destiné à régner en prince sur le monde. Ses rayons osent à peine toucher le silence des vals éclaboussés de rosées et de jonquilles. Il hésite encore à réchauffer notre paisible univers et à nous inviter aux bras nus. Des conversations reprennent à table, on parle de voyages, et parfois nos regards s’attardent sur une silhouette qui passe, innocente, comme si nous étions les candides jouets du printemps qui s’éveille. Neuf est le monde, vif est le vent. Notre thé paraît plus chaud dans sa tasse, et nos tartines plus petites. Il nous faut goûter d’une deuxième tranche de pain, notre force la réclame. Un sortilège adolescent semble nous inviter à une danse quotidienne plus féconde. Aurions-nous été touchés de la flèche blanche des chérubini ? Serions-nous secrètement enfiévrés d’un mars taquin aux giboulées éparses ? Le fil des heures semble parfois s’enfler d’une aspiration inconsciente, d’un trop-plein de bonheur et d’une infatigable volonté de faire le bien autour de nous. Un supplément d’âme, un complément de sujet, une force vert pâle nous soulèvent et nous inspirent. Le moment des activités qui s’accomplissent d’elles-même est celui des printemps qui surgissent. On réussit tout ce que l’on touche, et nos amis sourient sans se lasser de nos paroles, libérés d’un coup des étreintes silencieuses de l’hiver enfui... Vite une bicyclette, vite une balade, et vite respirer cet air léger qui nous enivre : je rajeunis, et le monde entier semble flirter de nouveau, en son éternelle adolescence. Aurions-nous cédé au philtre annuel des équinoxes pascals ? Serions-nous sous influence ? Et quel amour les anges de la nature ont-ils conspiré pour chacun d’entre nous ici ? Même le bouddha doré, ceint de son drap safran, semble nous regarder avec une compassion plus éblouissante, depuis son autel de bois laqué, dans le temple communautaire. Que nous montre-t-il ? Faut-il accueillir le poison du désir comme une nécessaire renaissance de notre corps ? Faut-il l’épuiser dans notre labeur aimable pour cette fraternité nouvelle de moines et de moniales ? Faut-il le transmuter au pied de notre ami, le bouddha placide, en méditant sur la sagesse toute accomplissante dont il est aussi porteur ? Pleins de rêve, de passion, d’ardeur et de trouble, nous prions avec ferveur, afin de mieux comprendre notre esprit qui s’est enivré d’un air de renouveau... Ma robe de moine frémit dans l’air du matin, mon châle s’échappe de mes épaules d’un coup de zéphyr moqueur, et je suis comme un chiffon dans le souffle du vent. Je n’ai guère de consistance, mais tous mes efforts aboutissent. Je n’ai pas beaucoup de réalité par moi-même, mais mon aspiration rencontre une inondation de grâce quotidienne. La magie du printemps s’est unie, indissociable, avec la sagesse immuable qui réussit tout. À qui appartient-elle ? Au bouddha ? Au vent ? Aux montagnes vibrantes, au loin ? Je ne sais, je ne suis qu’une question. Je ne rencontre que les sourires de mes camarades qui, eux aussi, tous troublés de ce temps entre les saisons, tanguent comme des mandarines au bout des rameaux reverdis, dans leurs vêtements orangés, brique et rouges.

C’est l’heure du dessert. Patrick, bénévole au chantier passe devant le buffet. Il choisit ses deux mandarines dans le grand plat. Il les prend abîmées. Ainsi les fruits qui pourrissent sont ôtés pour les autres. Mais son dessert est bien compromis. Une jeune fille constate silencieusement ce geste. Par un petit signe de la tête, elle me fait comprendre qu’il me faut détourner l’attention de Patrick. Je lui parle aimablement. Pendant ce temps, tandis qu’il me regarde, elle subtilise rapidement les deux fruits qu’il a déposés près de son assiette. Elle les remplace par deux belles mandarines. Elle se rassoit discrètement. Il n’a rien remarqué. Tournant le visage vers son repas, ses deux mandarines sont devenues fraîches et brillantes. Il sourit...
Le domaine de Félicité comporte une maison des bénévoles près de la route vicinale, celle-ci jouxte le monastère. Cette ancienne bâtisse rurale, très vaste, communément appelée « la ferme », sert de dortoir et de réfectoire aux volontaires comme Patrick. Ces derniers, ainsi que les moines sans expérience de retraite collective, y prennent leurs trois repas principaux et leurs goûters. Le lieu est une sorte d’oasis de repos pour nos camarades et moi-même. Au moment des pauses, nous pouvons nous arrêter de travailler, prendre un thé, un café, des tartines beurrées, et même déposer sur le pain frais une généreuse couche de confiture d’abricot ou de fraise. À l’heure des principaux repas, nous trouvons un comptoir apprêté, comportant de vastes gamelles d’aluminium emplies de soupe, de légumes en sauce, de céréales étuvées. Souvent un dessert lacté, ou une pâtisserie a été préparé. Parfois un peu de viande ou de poisson est offert à ceux d’entre nous qui ne sont pas végétariens.
Ainsi « la ferme », comme on l’appelle ici, est le havre ou les uns et les autres se restaurent et devisent, parfois fort simplement. Bien sûr, nous arrivons les bottes crottées, les imperméables mouillés, lorsqu’il pleut, ou pire, lorsqu’il neige. Le lieu n’est pas d’une propreté parfaite, étant envahi régulièrement au cours de la journée de sa convivialité colorée et pleine d’appétit. Les portes vitrées s’ouvrent, se referment. Et, parfois, elles restent entrouvertes, laissant les courants d’air froids de l’hiver emporter le peu de chaleur humaine qui s’y est temporairement déposée. Qu’importe, calés sur les bancs de bois, parfois bien serrés les uns contre les autres, nous savourons les bons plats très simples mitonnés avec gentillesse par la petite équipe de la cuisine. Une vaste assiette de légumes, un grand bol de semoule aux raisins paraissent délicieux quand on a passé la matinée dehors au grand air. Les portions sont généreuses. On mange bien.
Peu soucieux de leur confort, ou même de leur niveau de vie, les bénévoles effectuent un entretien minimal pour ce lieu. Chaque jour une personne est désignée pour tenter de nettoyer au mieux cette vaste cantine sommaire et fréquentée par trente à soixante personnes qui s’y restaurent à la fois. Ce ménage est la mission impossible que nous assumons en général avec, quand même, le sourire! Alors que nous sommes des Occidentaux attentifs en général au confort moderne, à la propreté, et aux apparences confortables des lieux de vie, nous acceptons ce ménage désespéré, puisque nous savons d’avance que nous ne suffirons pas à la tâche. Le lieu est trop vaste, trop peuplé, et offert à toutes les agapes de la vie quotidienne. Ne cessant de servir qu’avec le sommeil des derniers couchés, il accueille même infusions, ultimes tartines nocturnes et confidences aimables sur les travaux manuels de la journée, tout comme sur la vertu de tel ou tel grand maître. Le sol est sommairement lavé avec un de ces mops — balais à poils cotonneux qu’on mouille dans un seau. On les appelle vadrouilles au Québec. Je les découvre pour la première fois sur place! Je deviens, comme tous mes camarades, un habitué de la serpillière et du balai à laver, à défaut de beaucoup pratiquer la méditation quotidienne d’un moine. Le lieu n’est donc pas réellement net : ses recoins, ses murs accumulent progressivement une sorte de patine, qui ressemble fort à un peu de crasse. Qu’importe, le vaillant bénévole du jour se démène avec son seau et sa vadrouille, et fait un peu reluire le carrelage, prépare des grandes Thermos de thé. Il accueille parfois ses camarades avec des petites fleurs sauvages qu’il place sur les tables, à la belle saison. Parfois nous ne pouvons réellement nous détendre de la journée, dans le bruit et le tintamarre de ces bénévoles débordant comme nous-mêmes de vitalité et de récits quotidiens à échanger. Notre cantine n’est certes pas le lieu qu’on aurait imaginé à des moines du bouddha. Et pourtant, fraîchement lavés et shampouinés, les joues rosies par la journée et leur douche, les moines arborent dignement, au dîner du soir, leur belle robe de laine, ou de coton, couleur prune, leur châle noblement déplié sur les épaules. Peut-être cette situation étonnante les fatigue eux aussi. Pour moi c’est une sorte de défi quotidien : vivre, sans épuiser mes forces, ces instants de repas au milieu d’une assemblée vibrante et juvénile, qui semble prête à croquer la vie, tout autant qu’à embrasser la sagesse du bouddha.
Parfois je songe avec un zeste de nostalgie aux moments passés en Corée dans les salons de thé traditionnels de Séoul. Là-bas, dans le silence feutré de conversations chuchotées, dans un bel espace parfaitement propre, orné d’éventails et de coffres anciens, je goûtais à des infusions de mandarine ou de thé vert. Comme ce temps serein est loin déjà, reviendra-t-il ? Il m’a fallu devenir un moine bouddhiste en Occident pour rencontrer ce tendre vacarme des assiettes et des couverts, ce foisonnement de vie des repas conviviaux à soixante! Étrange destinée, me dis-je, en regrettant un peu la douceur de vivre qui m’était familière avant de venir au monastère de Félicité. Cependant, la satisfaction à partager un quotidien fraternel, à manger les mêmes assiettes de blé complet, et à aimer le même lieu, avec d’autres, me rend patient avec ce décalage qui semble s’être invité dans ma vie.
Le bruit, la vétusté des locaux, la proximité à table de quelques couples tendres réunis pour quelques mois à l’occasion de leur bénévolat, constituent pour un moine bouddhiste un étrange sanctuaire! Un simple appartement en ville serait davantage recommandé pour son calme et sa sérénité quotidienne! Je pense souvent que la première préoccupation dans un nouveau monastère est la qualité de la vie fraternelle, du silence, des atmosphères partagées, en particulier pour les moines. Cela me donne parfois l’incitation à retrouver ma propre voie paisible et préservée. Alors, j’en viens à me dire qu’il me faudra refaire ma vie ailleurs, dans le calme, la paix et l’appréciation silencieuse de mes repas quotidiens.

Si les moines sans expérience de retraite de trois ans partagent les repas dans un humble réfectoire, ils ont cependant la chance de loger, comme les lamas issus de ces retraites collectives, dans le monastère tout neuf. J’ai la chance de rencontrer Herr Kraft, le bienveillant industriel, qui a aimablement donné les fonds pour la construction. Son nom est celui d’une célèbre marque d’avions en Allemagne, dont il est le patron. C’est un homme déjà âgé, aux cheveux gris, un peu voûté, à la stature élancée. Lors d’une de ses visites, il passe serrer nos mains et nous dire bonjour dans notre humble cantine. On a tout nettoyé la veille pour faire bonne impression. On sait l’importance de sa venue pour le financement de la construction en cours du monastère des filles. Il paraît lucide, attentif, et ses manières sont courtoises. Je suis vêtu, comme à l’accoutumé, de ma robe de moine. Il gratifie mon « bonjour » d’une salutation respectueuse. Logé dans la maison du « Suprême », il en reçoit le traitement V.I.P. L’assistant personnel du « Très Précieux » prépare lui-même les repas de notre bienfaiteur. Il les lui apporte sur de grands plateaux qu’il tient dignement devant lui en traversant les jardins. Il est rapporté cette jolie réaction de Herr Kraft. Visitant le chantier monastique, il voit les bénévoles travailler avec joie et ardeur. Il s’exclame, en admirant leur esprit de corps :
— Cette énergie est plus puissante que la bombe atomique!
Peut-être a-t-il pensé que ses ouvriers d’usine en Allemagne étaient moins exaltés à l’idée de construire les avions à réaction portant son nom...
Chacun ici éprouve de la gratitude pour ce bienfaiteur ; grâce à lui la congrégation peut offrir aujourd’hui un vaste centre monastique à chacun. Il y a même un chauffage par le sol coulé dans la chape... Il est réglé sur douze degrés environ. Habitant au bout d’une aile, ma chambre est plus froide, car exposée au vent. Le matériau de construction est un simple moellon de béton cellulaire de la marque Ytong, recouvert de crépi hydrofuge à l’extérieur, et caché par de fines plaques de plâtre à l’intérieur. Il isole sans qualité exceptionnelle du froid et de l’humidité, très perceptibles dans cette région exposée aux intempéries et à la neige. Afin d’améliorer un peu le confort j’utilise un « système D » avec satisfaction. Il tend à sécher un peu la chambre de son humidité. Ce truc m’a été confié par les anciens. Ils l’utilisaient quand ils vivaient dans les centres de retraite de trois années situés à côté de notre monastère. J’ai installé, comme eux, une ampoule de soixante-quinze watts dans une potiche de grande taille, en terre cuite brute, retournée avec l’ouverture vers le sol, qui chauffe légèrement et diffuse une douce chaleur... Bien sûr la lumière est masquée par le pot. On ne perçoit que la chaleur. Celle-ci permet de sécher quelques chaussettes ou du menu linge de corps, que je dépose sur le fond tiède du pot. La technique me permet d’augmenter la température de la pièce d’un degré environ.
Comme d’autres moines, j’aime bien prendre des goûters dans ma chambre. J’utilise un réchaud électrique, en théorie prohibé pour cause de consommation excessive, que je manipule avec économie et prudence. Je consomme des pains grillés, de type suédois, qui se gardent très bien. J’ai adopté ce style très plaisant de pause goûter quotidienne à l’instar des anciens retraitants qui logent à proximité. Je fais aussi du thé. Souvent, l’hiver, je prépare des boissons chaudes avec des céréales, en dissolvant dans de l’eau bouillante une farine d’orge ou de froment biologique, ou une poudre de grains sauvages de Corée que m’envoie No Sé Kyung avec les nouvelles de son fils Kim Yoeng Ho. L’été, j’utilise des thés verts de Chine ou, ambrés, de Ceylan. Je complète mes goûters avec des tartines de fromage pasteurisé riche en crème, qui se garde très bien, et qu’on donne ailleurs aux jeunes enfants pour ses qualités nutritives. Les moines ont souvent leurs trucs pour la vie quotidienne : un thé préféré, un café instantané de prédilection, une marque de chocolat, un amour particulier pour le miel.

Les pauses semblent passer trop vite. Le bureau où je suis hôte d’accueil de la congrégation monastique est un petit local vitré. Une porte extérieure me met en contact avec les visiteurs. Une deuxième issue intérieure ouvre sur le monde du monastère, avec les services administratifs de la communauté. Je revêts la robe de moine. Je soigne chaque matin ma présentation : chemise de soie sauvage jaune ou chemisette de cotonnade orange, fraîches sous mon châle réglementaire tout neuf. De confortables sandales allemandes Birkenstock claquent à mes pieds réchauffés de chaussettes rouges. Il me semble devoir donner aux visiteurs cette image impeccable. Le matin, tandis que le monastère se repose encore, je me rends d’un bon pas au bureau. Je marche sur le ciment des coursives. Je dévale les escaliers des patios du clos des lamas. J’ouvre pour huit heures et demie. Nul bruit. Les autres, les nouveaux moines, comme moi sont dédiés au travail bénévole. Ils sont déjà partis au petit déjeuner. À huit heures trente ils s’apprêtent à commencer le travail. Pour moi, qui arrive en quelque sorte, candide, dans un monastère, c’est la surprise. Personne ou presque n’est levé parmi les lamas, à l’heure où les bénévoles et moi-même commençons la journée. Ils sont sortis de la retraite de trois ans voici six mois environ. Il me semble étonnant qu’ils aient pu se lever tous les matins à quatre heures trente en retraite collective, comme c’est officiellement prescrit. Il se pourrait, me dis-je, que la tradition annonce des horaires stricts et ascétiques. Il se peut aussi fort bien que la nature humaine reprenne ses droits en cachette. Les lamas, nos seniors, sont sans doute carrément endormis, ou tranquillement au lit. Tout simplement. Mais, ne le disons à personne. Cela donnerait une étrange image du monastère. Sa réputation ne dépend-elle pas des clichés, comme : « ils se lèvent tous les jours à l’aurore, » ou « ils prient toutes les nuits, » ou encore « ils n’ont que quelques heures de sommeil. » Il est huit heures trente, ça dort, ça dort, me dis-je en passant devant les chambres assoupies.
Me voilà, ouvrant de ma clé le petit local d’accueil, et écoutant les messages du répondeur téléphonique. Ce répondeur, et l’ordinateur de bureau Apple à côté, ont une histoire. Je les avais offerts à la congrégation, en quittant la vie laïque. Il me semblait devoir abandonner ces outils bavards et superficiels. Or voici qu’on m’a demandé de créer ce petit secrétariat. J’y retrouve mon ancien ordinateur et mon ancien répondeur! En prime, j’hérite de la responsabilité du gros standard téléphonique tout neuf que France télécom vient de câbler. Moi qui voulais renoncer à ce monde superficiel du téléphone je deviens... standardiste! Alors que j’en avais fini avec l’ordinateur et sa dépendance, je me retrouve à pianoter devant l’écran, comme secrétaire... Étrange destin pour un moine bouddhiste supposé renoncer au monde... Dès que le bureau est ouvert à tous, je me rends en général à la salle de bain qui est à quelques pas. Discrètement, je fais le rasage du matin indispensable. Je profite ainsi des réveils tardifs de mes lamas pour peaufiner ma toilette. Ils n’émergeront que vers dix heures, sauf exception, bien sûr. Il me faut respecter les horaires en ouvrant le bureau à huit heures et demie. Mais la toilette soignée du novice m’est aimablement permise ici, tant que les lamas sont encore dans les bras de leur contemplation. De même je peux d’un bon pas aller discrètement au réfectoire me tailler deux grandes tartines de pain. Je les beurre au maximum, et les nappe de la délicieuse confiture d’abricots en pots d’un kilo. Ne pas laisser de trous dans la mie, telle est la loi de la tartine. Beurrer, voilà la solution. Un thé dans un grand bol de Pyrex. Trois sucres : un pour le bouddha, un pour son enseignement, et le troisième pour sa communauté des moines. Et me voici revenu dans mon bureau avec mon petit déjeuner, si je n’ai pas eu le temps de le prendre auparavant à la chambre. Faire l’utile et l’agréable simultanément, telle semble la sagesse ici. Le courrier arrive bientôt, grâce au dévouement d’une personne responsable du secrétariat à la mairie de notre commune. Elle avance l’heure de la distribution, en nous apportant, au volant de sa propre voiture, le sac postal avec le sourire du matin. Il me faut trier le courrier dans mes casiers. J’ai disposé les compartiments des responsables des retraites en haut des étagères. Les lamas sans responsabilité pédagogique sont juste en dessous. Les visiteurs ont le niveau du bas. Ainsi l’ordre des mérites apparaît aussi dans l’inclinaison du buste que chacun doit fournir pour ramasser son courrier. Les visiteurs sont ceux qui doivent se pencher le plus. Puis, les lamas. Enfin, l’abbé et les responsables des retraites peuvent trouver leur correspondance dans les piles de lettres, sans se baisser. La pause arrive vers dix heures. C’est l’heure où les lamas sont debout. Je regarde discrètement le minois de chacun.
« Tiens, on surfe sur le bonheur des divinités bouddhiques » me dis-je, en voyant lama Tartchine avec des joues trop roses.
« Oh, la frimousse en papier mâché : notre lama Karma doit être en train de déguster avec les protecteurs du monastère, » songé je en observant les traits figés et absents du susnommé.
Ils viennent à partir de maintenant, et jusqu’à douze heures trente, pour voir s’il y a du courrier pour eux. Chacun d’entre eux a son style. Les lamas sont en général discrets, effacés, et parfaitement corrects. Ces jeunes adultes, dans la trentaine ou la quarantaine pour la plupart, sont attentifs à glisser jusqu’ici sans s’attarder en conversations prolongées.
Il y a le lama pratique, le cuisinier du monastère. Il faut répondre tout de suite à ses coups de fil. Il me demande d’être devant mon téléphone sans m’éloigner. Il y a encore cette femme lama qui s’installe en ce moment. Elle était allée en Allemagne juste après sa retraite de trois ans. Elle a décidé finalement de revenir au monastère ici. Je l’accueille. Il me semble qu’elle en est heureuse. Mais sa manière de me parler et de me traiter évoque irrésistiblement un hôtel où elle serait cliente. Je me retrouve en quelque sorte projeté dans une image d’employé de réception. Elle ne voit pas la situation réelle, semble-t-il. Elle paraît venir en séjour trois étoiles. Je ne suis pourtant pas au comptoir d’un « Monastic Hôtel! » Comment lui faire comprendre cela d’un sourire ? Elle s’en va déjà vers sa chambre, et sa silhouette ronde et charmante semble éclairer les escaliers.

J’accueille les lamas, comme les visiteurs extérieurs. Je réponds aux appels et les dispatche avec le standard téléphonique. Je rédige la correspondance du « Très Précieux » en anglais et en français, en l’absence prolongée de la femme lama qui en est responsable. Je tiens l’agenda du maître himalayen pour ses entretiens individuels. Je lui communique plusieurs fois par jour les requêtes urgentes de malades ou les noms des décédés que l’on me donne au téléphone, pour qu’il les « bénisse à distance. » Je prépare les listes de souhaits hebdomadaires et les adresse aux dix centres de retraites. Je fais la monnaie pour le point-phone public et vide sa caisse chaque jour. Je vends les timbres postaux. Je tiens la caisse de la photocopieuse et en vérifie le bon fonctionnement. Je porte les messages jusqu’aux chambres des lamas... C’est beaucoup de tâches qui m’attendent chaque jour. Deux filles, deux eurolamas ayant fait deux retraites successives au monastère, arrivent ce matin avec un grand sourire. Elles me demandent, ni plus ni moins, que de m’occuper de leur obtenir le visa longue durée de résidence dans ce pays. Il y aura des papiers à faire remplir à la préfecture du département. Elles se libèrent de ce souci très aimablement sur moi, sans se demander comment je pourrais quitter mon bureau pour une journée de formalités à l’extérieur. Je n’ai aucun remplacement prévu ici pour quelques mois. Je croule sous les tâches. Je dois le leur refuser. Fort à propos, l’abbé tance un peu les deux moniales. Il leur demande de ne pas me surcharger. Il veut garder le standardiste ici! L’une des deux filles m’a déjà paru considérer les bénévoles avec une charité de dame patronnesse. Alors qu’elle a peu de tâches, que son temps est très disponible pour elle-même, elle est déjà venu donner du travail aux candides bénévoles à leur précieuse pause déjeuner. Ils travaillent toute la semaine. Et le moment de midi est sans doute indispensable à leur détente. Voici qu’elle vient, toute souriante, demander qu’ils découpent de nombreux morceaux de tissus de toutes les couleurs pour un rituel spécial et inhabituel. Les voici passant la pause après le déjeuner de midi, et les pauses suivantes avec une paire de ciseaux à la main pour satisfaire notre amie. Elle est terrible! Elle s’est même imaginé pouvoir enseigner aux bénévoles la méditation du bouddha de la compassion. Ils débordent de modestie. Ils vivent la tendresse. Ils l’incarnent. Travaillant gratuitement, vêtus de hardes démodées, vivant dans une ferme pas chauffée, renonçant à leurs propres projets, ils sont vraiment les « bouddhas de la compassion! » Il n’y a aucun doute : ils la vivent. Ils l’expriment par tous les pores de leur corps. On ne peut pas trop leur raconter d’histoires. Ils sentent. Ils devinent. Et surtout ils sont vrais. Parfois sans se gêner.
Cette personne, qui a fait deux retraites de trois ans successives, est devenue ainsi « lama » et a acquis un statut pour nous enseigner et animer des sessions de plusieurs jours. Poliment et modestement, on la laisse s’installer comme enseignante dans notre méditation du soir. Elle parle du rituel, et du bouddha. Scolaire et méthodique, elle nous ennuie de suite. Elle enseigne la compassion, sans l’incarner totalement à nos yeux. Il faut beaucoup plus pour réussir une telle explication. Ses apprentissages en retraite, des illusions ? Un scepticisme émerge donc de la salle. Plus elle parle, plus l’atmosphère devient étrange, mal à l’aise. Quelques sourires fusent, voire quelques mots amusés de disciples. Un découragement subtil commence à nous gêner tous. Nous le lui rendons bien. Nous lui portons bientôt un regard sans enthousiasme. Elle n’insistera pas. Après deux soirs, elle abandonne « l’évangélisation » des bénévoles. Elle renonce à ses premiers essais de lama-enseignante avec nous. On ne marche pas. On soupire ici. Ouf, la méditation peut reprendre.
L’autre « Amazone » du duo de ce matin au bureau, m’est également connue pour une petite encoche qu’elle a taillée dans ma perception pure des moniales. Un matin, elle s’arrête en voiture face à la maison des bénévoles qui prennent le thé. Cet eurolama revient de voyage. Il y a des valises dans son coffre. Elle demande des bonnes volontés pour décharger la voiture de ses bagages, et pour les monter jusqu’à sa chambre au monastère. Mais elle le fait très « officiellement, » avec une sorte de sérieux qui me fait rire intérieurement! Les volontaires, habillés de leurs humbles vêtements de chantier, plient docilement sous le poids de ses grosses valises rigides. Ils grimpent pour elle les coursives du monastère... Ils donnent une partie de leur précieuse pause de dix heures. Il ne manque plus que le groom, qui lui souhaiterait « bon séjour, Votre Excellence, au Shangrila Palace ! » La sagesse serait pourtant de se restreindre aux bagages qu’on peut assumer, c’est à dire qu’on peut porter soi-même... Nous sommes des bénévoles. Nous donnons beaucoup. En revanche, nous demandons à nos « maîtres » de vivre d’abord l’idéal et de le partager ensuite. Que voient mes camarades ? Ils n’en pensent pas moins en soupesant les grosses valises. Ces infimes « dérapages » sont sans doute amenés à se raréfier. C’est que les eurolamas sortent depuis seulement quelques mois de leur retraite de trois ans. Certaines femmes lamas, parmi les nouvelles promotions, cherchent encore leurs limites d’autorité, et aimeraient s’affirmer auprès de nous comme des « supérieurs hiérarchiques. » Elles n’ont pas encore trouvé le sens de leur vie nouvelle au monastère. Elles confrontent leur désir d’être considérées comme des lamas, avec la réalité quotidienne de chacun. Elles n’hésitent pas à s’affirmer avec fermeté, voire un zeste de « domination, » parfois déplacé. Les moines, les hommes, paraissent aussi plus fraternels et détendus ici. Ils semblent plus doux vis-à-vis des autres, en particulier avec les bénévoles. Ils sont d’autant plus appréciés de ces derniers. Peut-être leur modèle, le « Très Précieux, » est-il, lui aussi, très détaché de l’ambition et du désir ordinaire de commander.

Il est arrivé, le soir de la pleine lune. Magie naturelle. Magie primitive des vastes nuits. Chacun a donné quelque chose. Miriam, la cuisinière, a mitonné de généreuses pizzas qu’elle porte elle-même jusqu’au temple, sur leurs plaques de cuisson. Dans de grands plateaux on a disposé les gâteaux. Des disciples, venus de toute la région avoisinante, les ont offerts. Un des lamas ici a pour principale responsabilité de faire les courses au centre commercial et de bien choisir les nourritures qui seront consacrées en même temps que ces offrandes. Il anime maintenant la décoration des autels. Il a fallu amener tables et tréteaux afin de pouvoir présenter toutes les victuailles. Nous allons prendre part au mystère de la nourriture des bouddhas! Il ne viendra à personne l’idée de la laisser sur les plateaux. Les bouddhas ce sont les futurs, les projets, les aspirations de chacun d’entre les disciples. Il faudra donc manger toutes ces victuailles, les déguster, les apprécier silencieusement. Ou les apprécier en bavardant. Il sera possible de manger à l’issue de la cérémonie chantée. On la dédie à un célèbre yogi de l’époque médiévale. Mila est son nom. Il a fondé cette tradition. Il est vénéré comme s’il était un de ces bouddhas. Mila est connu pour représenter la part première de la vie sacerdotale. On disait avant « primitif » , aujourd’hui nous dirons « premier. » Art premier de la vie et de l’amour. Art vivant, entre tous, des désirs élevant leur joie vers les cieux clairs des Himalaya. Il incarne celui qui traverse le monde sans s’en soucier. Il est comme un enfant, il n’a ni femme, ni fils. Il est loin des autres. Il se nourrit chichement de célestes orties trouvées devant sa caverne. Il célèbre les agapes avec un morceau de mouton, si les disciples de la vallée lui montent un animal. Il peut boire. Il peut copuler. Il peut même dire la vérité. Libre. Ivre. Il est pur. C’est le mythe de cette lignée. C’est son meilleur atout. C’est une sagesse éminemment régressive. Mais il ne faut pas le dire ce soir à mes amis. Nous allons bien en recevoir les fruits. Boire! Manger! et Rire! C’est le programme secret de la « tsok, » consécration de la nourriture et de la boisson.
J’arrive tôt afin d’être sûr de trouver une place dans le temple. Il attire à lui le plein de moines, de laïcs friands des plaisirs et des chants. Je m’assois près de l’entrée, sur le tapis réservé à la robe monastique. J’ai l’impression que cette section est plus humble près de la porte. Le novice que je suis peut s’y installer sans attenter à l’honneur des lamas qui préfèrent souvent le fond du temple. Il y a un va-et-vient incessant de plateaux, de bouteilles qu’on débouche d’avance, de moine avec aspirateur et de robes rouges qui drapent à merveille leurs enthousiasmes.
Les officiants principaux arrivent. Ils s’installent de l’autre côté. Il y a celui qui inspire par sa méditation le rituel (dordjé dropeon). Il y a, non loin de lui, celui qui dirige les chants et les séquences successives de la cérémonie (oumzé). Il y a aussi ce lama qui devra servir. Il se déplace même à l’extérieur du temple pour faire des offrandes à la nature. Esprits des quatre directions, vous allez vous régaler. Tous les disciples ici viennent, ou presque, avec leur texte comportant le tibétain et sa phonétique, ainsi qu’une traduction française, allemande ou anglaise, selon la nationalité de chacun. Ils peuvent ainsi chanter ce bel hymne à la dévotion. Ils identifient le maître au bouddha, et aussi à notre blanc Mila. Ce dernier apparaît ceint de son seul drap de coton immaculé sur les estampes. La salle s’est remplie. Une foule bigarrée et frémissante s’y entasse. On s’est assis sur des petits coussins. Ces derniers sont trop rares. On amène le sien. Les moines sont bien lotis ici. Ils s’adossent discrètement au mur s’ils sont fatigués. Ils disposent d’un bon tapis. Il court le long des parois. Et ils bénéficient d’une tablette à texte qui court devant. Ils sont bien protégés. La cloison est derrière leur dos. La tablette, devant eux. Et un léger surplomb de quelques dix centimètres des caillebotis recouverts de carpette leur est réservé. Les laïcs n’ont pas accès à cette section. La différence de confort rend attrayant le tapis des moines. Ces derniers doivent parfois défendre leur terrain aux laïcs trop tentés par la laine épaisse. La foule est à son comble. Les textes sont déployés devant les disciples. On accueille le début du rituel avec soulagement. Les chants s’élèvent avec la prière à la lignée. Chaque maître des époques successives y est appelé. Il transmet, symbolique, le flux d’inspiration. Il s’égrène, ce chapelet tantrique depuis un bouddha primordial bleu nommé Vajradhara. Il a une lignée de transmetteurs successifs : Tilo, Naro, Mar, Mila, Gampo, karmapa I, puis karmapa II, karmapa III jusqu’à nos jours avec les XVIIème karmapa. Des maîtres moins célèbres s’intercalent entre ces grands noms. Tous, solidaires, ont projeté le sens de ces rituels à travers quelques dix siècles au moins. Venue de l’Inde avec Tilo et Naro, la pratique tantrique est montée dans les Himalaya avec Mar, le traducteur du sanskrit vers le tibétain, et Mila, son élève dévoué. Ce dernier a donné le sens à quelques disciples. Ils ont fondé d’autres lignées. Il y a parmi eux le docteur Gampo, un médecin-moine. Il a créé le premier des monastères de cette tradition. Le karmapa est l’institution des réincarnations retrouvées qui commence alors avec ce disciple. Il revient « de vie en vie. » Son nom signifie « le père de l’activité. » Il porte donc ces dix-sept visages successifs. Reconstruit au fil des hagiographies, ce lignage est surtout un rosaire, une image pieuse, charmante et dorée. Aucune contrariété, il reste la réputation limpide et claire du karmapa sans ombre, sans débats, sans contradiction. La vérité ? Mieux, la dévotion, vêtue des atours des moines sérénissimes. C’est un bouddha nommé désir que nous appelons de nos prières émouvantes. Nous chantons ses louanges, nous l’invoquons avec ardeur. Nous nous faisons ses enfants, ses humbles fils. Dans cette esthétique, je me sens comme un poisson dans l’eau. J’ai toujours aimé les contes. Les fées, Merlin, la baguette magique et surtout le Grand Génie qui surgit de la lampe d’Aladin. Ici je ne suis pas dépaysé. Je retrouve dans le rituel de Mila la dimension du conte premier. Il suffit de croire, de vénérer, d’appeler le gourou. Il vient. Il arrive. Le voici :
Les cymbales commencent à vibrer. Le tambour de cuir résonne. Les cornes de métal hurlent. Les longues trompes argentées tempêtent. Le temps cesse. Le vacarme éblouissant emplit le temple et nous efface. Les sons archaïques semblent aussi premiers que les Gamelan de Bali. Le souffle de la mélopée s’élève. Irrésistible, il balaye doutes et pensées. Je pénètre alors dans la méditation de Miss. Celle-ci a été intégrée au rituel de Mila. Je m’imagine semblable à une déesse rouge. Il me faut me voir entouré de flammes et d’une aura bleue. J’appelle le bouddha, il se confond avec Mila, maître de la lignée. Puis le rituel avance vers le mystère de ce lien subtil et illusoire. Il nous faut répéter les mêmes prières très longuement. Il nous faut ensuite psalmodier les mêmes formules en langue himalayenne issue du sanskrit. La lumière du temple semble accrocher ses ors aux offrandes disposées dans les vastes corbeilles devant l’autel. La chaleur de la foule se mêle au parfum des plats remplis à déborder de friandises. Le « Très Précieux » a fait une évanescente apparition à la porte. Il nous signale qu’il ne faut pas l’oublier. Il est lui aussi Mila en essence. Peut-être a-t-il de bonnes méditations pendant que nous construisons sa terre pure de tous nos chants fervents. Puis la cérémonie s’accomplit. Les textes ont été lus. Les prières, accumulées. Mila doit être ici, présent. Il est là. Mangeons, buvons, sourions, c’est permis les amis.
Le moment de manger approche, en effet. Il est attendu par tous. Il est l’heure. Les plateaux commencent à circuler. « Youpee, du saumon fumé! » « Génial, des chocolats. » Je déguste. Il déguste. Elle déguste. Nous regardons les victuailles. Les plateaux circulent. Immenses. Amoncellement de gourmandises. Barres Bounty à la noix de coco. Mars au caramel. Sneakers aux cacahuètes. Lion, craquantes. Le vin arrive avec ce mélange de goûts. Blanc, rouge au choix, mais il faut aussi une bière, pour la soif. Fromage, pizza, cookies et même un crâne empli de whisky : je reçois comme tout le monde quelques gouttes dans la paume de ma main. Je les lèche. Le whisky me donne une sorte de lumière. La cérémonie, la faim, l’attente et la ferveur ont transformé l’expérience. Un peu de grande félicité pendant une seconde. Puis elle s’expanse. Il me faut la laisser. Je mange alors le petit morceau de viande cuite (bala) donnée avec l’alcool (amrita). Elle m’établit dans du bonheur. Il absorbe les pensées. Il les dissout dans la présence blanche, lumineuse et vide. C’est la nature profonde de l’expérience de manger. Je fais des provisions qui s’accumulent dans mon assiette en carton devant. Je picore. Les saveurs sont plus intenses, mieux définies, plus vives. Les exhausteurs de goûts chimiques font du bon travail. La félicité tantrique y gagne en efficacité. Je regarde. Tout le monde découvre l’abondance de la société de consommation multipliée par le phénomène religieux. La fête démesurée, des mètres carrés de plateaux, des litres de bière, débordent d’ivresse, de couleurs, de désir. Un peu plus de fromage, Bouddha, je vous en prie. Il ne faut pas réclamer pendant la cérémonie. Mais parfois le bouddha est requis pour ces aimables intercessions silencieuses. Lama, donne-moi s’il te plaît la bière des moines. Une Krieg-Bellevue sinon... Une petite Kronenbourg. Mila, je serai si heureux de la part de pizza que je vois sur le plateau là-bas, elle pourrait venir ici, je la mangerai gentiment. Les moines préfèrent le salé au sucré. Cela gêne moins leur estomac parfois sensible, le lendemain.
Alcool transmuté, saumon fumé, viandes de bœuf, et surtout beaucoup de poulet. Plus de poulet, encore plus, Bouddha. Les immenses plateaux emplis de viandes, de chips, de cacahuètes, laissent échapper leur fumet. Les disciples désirent cette chair de poulet. La cuisse, pas de retenue. Il faut célébrer. L’autre jour un disciple (laïc) a copulé à la sortie d’une cérémonie semblable avec une fille, derrière le centre de retraite des moines. Il s’est fait giflé par le « Très Précieux » le lendemain. Il faut s’arrêter. Comment ce dernier a-t-il deviné ? L’alcool commence à délier les langues. On parle calmement avec son voisin, sa voisine. On se passe le plat :
— Tu reprendras bien un peu de biscuits apéritifs.
— D’accord, et regarde le beau plat de pâtisserie, sers-toi bien.
Avec ou sans mots. Les moines sont servis en premier. Ils disposent de la tablette devant, pour y déposer leur offrande de nourriture consacrée. Le verre à vin leur est offert en priorité. La douceur d’être un moine commence et finit ici. Gare aux estomacs fragiles! Demain ce sera la déroute des ventres... Il faut reprendre, hélas, la cérémonie psalmodiée. Le maître du rituel et le guide de méditation restent calmes et dignes. Ce sont eux qui reprennent la route de la modération. Il faut conclure par d’autres chants, et dédier les joies de ce repas immense, sauvage et pur à la vie, et à tous les êtres qui le désirent. Esprits fantomatiques, animaux, dieux, titans, humains, pauvres êtres des enfers, vous tous aurez un peu de nourriture. On amène même des plateaux pour vous à l’extérieur du temple, esprits avides. Et vous, les chats et les chiens du voisinage, vous aurez les vrais restes de ce festin des bouddhas rouges. Je garde un bol bien rempli de biscuits Sprits, de Palmito et de mini Mars, un yoghourt parfumé, et des Finger de Cadbury, pour festoyer dans ma chambre. Un lama délicat prend en partant un gros pot de miel d’un kilo pour ses petits déjeuners. Il y a même cet audacieux lama que je vois se diriger vers sa chambre avec le pack complet de bière. Félicité, tu as des visages ordinaires en cette fin de soirée. On continue au réfectoire avec les bénévoles. Il faut descendre les plateaux de victuailles encore à moitié pleins. On continue la fête aux tables de la cantine. Et puis, la musique d’une stéréo commence à faire bouger les plus frais. Moines en robe et laïcs donnent leur meilleur disco, leur meilleur techno, leur danse la plus joyeuse. On transforme l’émotion ordinaire en une joie collective permise ce soir. L’exutoire ? N’y songez pas. La transmutation! Demain, on reprend tous le rythme normal : repas de pâtes, riz et légumes à l’eau à la cantine... La fête nous suffit. J’y découvre les sucreries et les délices que je dédaignais auparavant. Chocolats en papillotes, toasts Shuttles de chez Verkade, tartinés de fromage, Vache qui Rit aromatisée au bacon... Cette liberté de dégustation ravit. La générosité de cette communauté de moines réjouit. Elle dépense en une soirée plus qu’en une semaine pour sa nourriture. Mais quelle fête dionysiaque! Incomparable. J’y redécouvre le plaisir de l’agape. On y mange moins que dans un banquet de type européen, parfois un peu lourd. On y garde une certaine clarté, une certaine fraîcheur consciente. J’y explore les meilleurs moments communautaires avec mes camarades. On aura le prochain quand ? Dans une semaine, au pire dans un mois, à la pleine lune. Il y a souvent des « tsok », des cérémonies d’offrande. Ils sont plus ou moins copieux. Certains sont plus frugaux. Parfois le maître rationne l’alcool, lorsqu’il y a eu des dérives et des ivresses à regretter. Un centre de retraite collective s’est illustré par le passé pour les bouteilles de bière ayant servi à leurs généreuses libations, que les retraitants assujettis en principe au vœux de ne pas consommer d’alcool, jetaient par dessus le mur d’enceinte, afin de rendre plus démonstrative, sans doute, leur grande félicité. Des bénévoles m’ont raconté qu’ils trouvèrent le lendemain les bouteilles vides éparpillées au pied de la clôture extérieure... Il est pensable que c’est dans ces cas que le « Très Précieux » rationne un peu le « nectar » des rituels.
Mais revenons à notre rituel d’aujourd’hui, c’est le moment privilégié pour découvrir les joyaux inconnus ou plus classiques : les confiseries M and M’s, les barquettes sablées Trois Chatons à l’abricot. Il y a aussi le Glenfiddish, le whisky préféré ici. On admire sans limite les pizzas géantes que Miriam a mitonnées avec amour l’après-midi. Où est le bouddha, me dis-je ? Dans la gelée de framboise de mon biscuit Pim’s de Lu. Le supermarché spirituel a tant d’attrait pour un simple novice.
Dix ans plus tôt... Je vivais en Corée, celle du Sud. J’habitais Séoul. Un jour un moine m’a regardé. Nous étions dans le bassin bouillonnant de remous d’un des bains publics du centre de la capitale. J’y allais après mon travail à l’ambassade, situé non loin. Il m’a demandé : « êtes-vous européen ? » J’ai répondu « oui, êtes-vous un moine ? » Je pouvais le deviner à sa tête aux cheveux ras. À un je ne sais quoi de clair et de lumineux dans son regard. Et peut-être aussi à sa voix chantante. Il était acupuncteur. Et je l’ai plusieurs fois accompagné dans ses tournées de soin. Il ne demandait pas d’argent. Il acceptait le repas offert par ses patients. Il les soignait chez eux souvent. J’étais invité. Il m’amena un soir dans un périple au fond de la Corée. Direction son monastère école. Là où il avait laissé ses amis moines. Haeinsa. Un grand monastère de Corée. On était arrivé le soir. Il y avait les intensifs de zen pour les nouveaux. Ses amis, des moines seniors, en étaient visiblement dispensés. Ils nous ont offert le thé vert. C’était un cru de thé spécial qu’un des moines jardinait lui-même et récoltait avec amour. En boire faisait presque « méditer » ! Du moins on pouvait l’imaginer, tant l’infusion vert clair allégeait l’esprit et soulageait la vésicule biliaire. Nous ne pouvions pas dormir au monastère pendant les intensifs. En revanche, ma vieille voiture, une sorte d’Opel Rekord antédiluvienne, assemblée dans le pays, attira l’intérêt des comparses monastiques. Si nous allions faire une virée zen ? Discrètement, la berline fut remplie à craquer de moines en robes grises de l’église Choggye Zen. Cahotant sur le chemin sans asphalte, nous partîmes vers le village en contrebas. Il y avait des tavernes, des auberges et ce petit restaurant à l’étage, bien caché dans une ruelle. La dame ne fut pas étonnée de notre congrégation débonnaire. Elle nous cacha avec bienveillance dans un petit salon aux cloisons coulissantes. Et les voilà buvant de l’alcool, fumant des cigarettes pour certains, et parlant politique haut et fort. Sauf l’un d’entre eux, peut-être un moine plus frais émoulu. Il regardait, effaré, ses amis s’enivrer et parler de plus en plus sérieusement. Le voisin sur ma droite était un moine jovial et rond. Il animait le magasin de souvenirs du monastère, une librairie-carterie très visitée sans doute. Il prenait habilement du poisson de ses baguettes. Il en choisissait les meilleurs morceaux et les déposait sur le bois de la table à côté de mon bol, à mon attention. Il me nourrit comme un enfant de cette manière pendant toute la soirée. Hélas, il dut jouter verbalement avec le moine qui m’avait introduit. Ce dernier était un rebelle à l’ordre autocratique du gouvernement militaire de ce temps. Il avait même fait trois années de prison pour avoir marché en tête des cortèges d’étudiants, habillé d‘une robe de moine noire. Ils s’affrontèrent sur des questions de droits civils, de liberté et de démocratie. Bref, à la manière des ivrognes de comptoir, ils commencèrent à se lancer des propos de poissonnier (que les poissonniers me pardonnent). Leurs amis attablés étaient mal à l’aise. On fumait, on descendait un verre d’alcool de patate douce, et on mangeait un peu de filet de cabillaud du bout des baguettes. Tout ce petit monde ou presque était bien imbibé. Le silence s’était empli d’imprécations. Lorsque les conversations politiques et le riz au poisson furent bien consommés, nous rentrâmes au monastère. Je laissai ma précieuse voiturée de prêtres illuminés. Et je continuai la route avec l’un de ces compagnons providentiels. Il me montrait sa réalité du bouddhisme aujourd’hui. Il avait défait l’idée toute faite du moine. Adieu, rêve de vertu sereine. La fête sauvage est l’évidence perpétuelle. Elle doit revenir. Elle s’impose. Il s’agit, comme le disent nos lamas d’ici, de « relâcher les tensions. » La vie quotidienne, les travaux, le relationnel nous étirent, nous frustrent, nous étrillent. Le silence de la chambre ne suffit pas. Il faut aussi réjouir l’animal communautaire dont nous sommes les cellules. Alors, avec lui, nous jubilons en grignotant nos craquelins salés, en buvant une gorgée de côte du Rhône. Noblement enveloppés de nos robes rouges du bouddha. « Si tu vois le bouddha, tue-le. » C’est un koan, une énigme du bouddhisme zen Rinzai issu de la Chine. Je crois mieux comprendre ce paradoxe. Le bouddha qui est donné, celui de la statue souriante, me dirige vers ces rituels bachiques. Il m’encourage à alterner la simplicité et ces rattrapages communautaires, où on se régale quand même. Il semble sourire du bon tour qu’il me joue. Je ne buvais pas d’alcool avant de venir au monastère. Et je ne consommais pas de viande. Il me faut aujourd’hui siroter le whisky, manger le bœuf rôti, et trouver cela spirituel. J’ai bien envie à mon tour de décoder ce génie illusoire. Il se peut qu’il soit comme mon ego, juste une enveloppe, juste un conditionnement. Ne serait-ce pas juste ? On a mis un piédestal et des trônes. On a figé des statues et ouvert des lamaseries. On y adore des dorures et des estampes. La vie est à l’image de cette religion. Ôter le vêtement de l’illusion, le vernis du faux « moi » passe par le désenvoûtement du religieux. Il est à l’instar de ce qu’il démontre. Il en est même le produit. Il recouvre la spiritualité, il l’habille. Et peut-être la travestit-il. Il faut regarder dans le blanc des yeux cet immobile. Ce faiseur de miracles. Ce refuge sans essence. « Tue le bouddha, si tu le rencontres. » Je ne me permettrai pas de le faire, mais un petit livre à faire partager n’est pas interdit.

Me voici revenu au bureau, une journée comme les autres a pris la suite de notre buffet sacré. Ce sont les heures calmes du début de l’après-midi. Je saisis les demandes de prières sur l’ordinateur. Les fidèles nous envoient leurs souhaits. Le monastère les inclut dans ses pratiques religieuses. Ils sont surtout destinés aux rituels des centres collectifs de retraite de trois années. Il arrive des messages sur nos lignes de téléphone. Chaque personne qui décroche les note brièvement. Puis, le petit papier m’est donné. Je trouve bientôt celui-ci : « Merci de faire des souhaits pour Johann Jalini, problème de drogue. » Je note dans la liste « bonheur » : Johann Jalini et, à la catégorie « motif, » je complète : « problème de drogue. » Je vaque à d’autres tâches. Je reprends les listes, car de nouveaux messages sont encore arrivés. Il y a un autre mot concernant Johann. Mais son libellé est différent. Le papier est d’une autre couleur, il est vert. Le texte me dit : « Johann Jalini fume du cannabis. » Je suis un peu surpris. Il y a deux demandes pour lui. Les deux requêtes disent apparemment quelque chose de convergent. Mais le premier porte un avis très inquiet sur une personne. Quant au deuxième, il est difficile de savoir si c’est vraiment un gros problème. Je décide de laisser tel quel l’intitulé. Il est déjà saisi sur le Macintosh. Monsieur Jalini a un problème de drogue, c’est officiel. Puisque c’est sur les listes du monastère. Telle est la logique. N’importe qui peut faire une demande. Il peut mettre presque tout ce qui lui importe. Nul ne vérifie, c’est impossible. Cela crée une réalité, et une sûre réputation pour les bénéficiaires des souhaits. Par exemple : « merci de faire des souhaits pour Untel, il a de gros problèmes psychologiques. » Ou encore plus terrible, on pourra demander de « faire des prières par compassion pour Marc Bosche, qui a besoin d’une aide spirituelle... » Je ne perçois pas toute la naïveté et la possible indiscrétion des listes. Mais je m’apprête à prendre une leçon. En effet, le soir même, me voilà informé. Comme chaque semaine, le vendredi après-midi je dépose ces listages dans les boîtes aux lettres du courrier interne. Les listes sont donc parties aujourd’hui aux centres de retraites. Une certaine Madame Jalini va en prendre connaissance fortuitement. Elle est actuellement en retraite de trois ans. Il se trouve que c’est justement la maman de ce garçon, prénommé Johann. Je ne le savais pas. La dame est, autre coïncidence, aujourd’hui chargée, dans le temple des retraitants, de lire tous les noms à bénir. Elle officie ainsi pour le rituel. Les noms sont confiés aux Protecteurs traditionnels de couleur noire. Il s’agit de passer en revue chaque nom au moment où les qualités communautaires de la méditation sont dédiées à tous les êtres vivants. Elle découvre le nom de son propre fils parmi d’autres, avec en face la mention : « problème de drogue. » C’est un adolescent. Il est mineur. Sa mère réagit vivement. Pour elle c’est le choc. Pour éviter que ce traumatisme émotif ne se reproduise, on me demande de retirer le motif des souhaits des listes. Je vais m’exécuter bien volontiers. Je suis d’accord avec ce signe de réalisme. Il a fallu qu’un disciple soit touché dans sa propre existence pour qu’on réalise ici la souffrance d’un tel système de souhaits publics. La liste diffuse un message, par exemple : « Jacques Bulanioz-Degremmont, cancer généralisé. » J’imagine que le secret médical n’est pas préservé. Peut-être l’intéressé n’a-t-il pas envie qu’on parle de lui, qu’on en parle. Ou on peut lire ceci. « Jan Lolipanol : problème de couple. » Est-ce que Jan est heureux de se savoir mis à nu dans son intimité, à un moment où il aimerait tant qu’on ne le regarde pas ? Mais notre petit réseau du bouddha ne se soucie pas tant de l’individu isolé. Il défend la cause « de tous les êtres, » officiellement. Pas d’un seul. Parfois le prix des souhaits collectifs est justement de prélever un peu de bonheur à quelques personnes inscrites par d’autres. Les intéressés désirent parfois qu’on les laisse vivre, sans les montrer dans leur fragilité. Mais il suffit à une connaissance, même lointaine, de décrocher son téléphone. Elle appelle le service d’accueil du monastère. Elle peut faire ainsi une réputation instantanée à quelqu’un, sous un honorable prétexte de compassion. « Stephan Mallarmézi a le sida. » Charmante nouvelle, il ne l’a pas en fait. Il est séropositif. Mais les demandes au téléphone sont parfois approximatives, voire un peu sous-informées. L’effet communautaire est durable. Stephan sera connu et classé aux yeux des autres au monastère, inévitablement. Le message est mis sur ordinateur sans vérification, multiplié à la photocopieuse. Il va dans tous les centres de retraites. Il se glisse même dans le temple du monastère, ouvert au public. On peut y compulser le registre des souhaits. Il est à peine caché sous le gros tambour. Si on est familier des lieux, c’est très simple à trouver. Maintenant, depuis l’affaire Johann Jalini, il n’y aura plus que les noms, c’est tout, sur les listes. C’est un mieux, certainement, de ne plus afficher le motif. Mais on garde encore ici ce système de trois feuilles périodiques : santé, décès, bonheur. Je me dis que ces questions de santé de chacun font l’objet d’une protection de la vie privée. Les intéressés font parfois la demande eux-mêmes pour figurer sur les listes. Mais ce sont souvent des relations qui le font pour eux. Demandent-ils leur avis aux sujets ? Ce n’est pas toujours certain. C’est fait, sans doute parfois à leur insu, « pour leur bien. » Un catholique pourrait se retrouver cité dans la cérémonie du protecteur noir de cette tradition tantrique, sans l’avoir désiré. Un ami d’ici l’aura fait inscrire tout naturellement. Puis, autre problème, il y a les indispensables bavardages. Les retraitants aiment parfois discuter des nouvelles. Ils n’ont pas la télévision. Ces listes sont le journal de bord de la vie sociale. Ils y découvrent des noms familiers. La communauté tantrique est encore un Landerneau où tout le monde se connaît plus ou moins. « Tu as vu : Josselin Huskyniop est dans la liste santé. Il doit être malade! » Le secret de Josselin est la matière des conversations et des suppositions aux réfectoires... Mais parfois la réalité de leur parcours, de leur biographie est bien au-delà d’un simple nom sur une liste. Parmi ces destins exceptionnels, voici les échos que je rencontre du chemin de Ken, un bénévole arrivé très récemment parmi nous...

La perceuse à main s’approcha du front de l’adolescent. Le foret était maintenant posé sur son front.
— Vas-y, dit-il.
Âgé de quinze ans, Ken s’était caché avec quelques camarades de son âge pour vivre la grande aventure de l’ouverture de l’œil de sagesse. Tous avaient lu et relu le célèbre livre de L.R. qui racontait qu’au Tibet un enfant lama avait été initié en ayant un mince trou foré dans son front. Il avait alors « reçu la perception de sagesse » directement. Ces jeunes lecteurs avaient pensé et repensé à cette extraordinaire promesse. Ils avaient même souvent évoqué le moment où ils allaient le faire pour de vrai. Et aujourd’hui, c’était décidé. Ken passerait en premier, il n’avait pas peur du sang. Il subirait l’ouverture de l’œil de sagesse, et c’était l’un de ces amis qui venait d’appuyer la perceuse à main sur son front entre ses yeux.
— Les enfants, arrêtez! Une injonction sans appel venait de paralyser le bras du préposé au forage et de réveiller Ken de son inconsciente imprudence. Nos amis se demandaient d’où venait ce signal. Ils l’avaient tous perçu, et cédaient volontiers à sa prudence.
— Je crois que c’était une divinité qui est apparue à ce moment-là, me confie, trente ans plus tard, Ken dans ma chambre. J’ai échappé bel et bien à ma trépanation ce jour-là. Et d’autres dans ma génération l’ont tentée en vrai après avoir lu le même livre. J’ai rencontré plus tard un homme dont le front en portait encore la marque et qui me l’a avoué. Il était un peu bizarre, et son œil de sagesse n’était pas ouvert pour autant...
Nous voilà, Ken et moi, réunis pour un moment de conversation et une infusion qui fume dans nos tasses. Dans le silence de ma chambre, il livre volontiers ses souvenirs de découvreur du tantrisme himalayen. Il a été bénévole dans un autre centre, affilié à un autre maître, pendant ces dernières années, et il connaît les secrets, petits et grands, qu’il y a côtoyés. Il a vécu dans l’intimité de ce maître himalayen, étant son factotum. Il a été choisi par ce célèbre yogi pour ses talents culinaires. Il a dû parfois rôtir des volailles pour lui, qui en est friand. Ken a, avec son aval, prit une pause de plusieurs mois pour venir découvrir notre monastère et ses enseignements. Il sait les apprécier, en ayant lui-même pratiqué de nombreuses divinités tantriques parmi les plus confidentielles.
Il nous faut cependant aller à l’essentiel ce soir. Le hasard veut que le centre bouddhique d’où Ken vient soit celui qui m’a vendu mon moulin à prières électrique. Ce dernier est une invention qui lui doit d’ailleurs son concours. Le micro moteur électrique dissimulé sous le châssis du petit moulin à prières actionne un axe portant un épais rouleau de mantra imprimé sur un papier safrané. Auparavant il fallait coller des pages les unes aux autres pour obtenir un long rouleau de prières. Mais Ken a eu l’idée de demander à un imprimeur spécialisé dans l’impression en continu de reproduire le même mantra sur une longueur considérable de papier bobiné sur ses machines. Mais mon moulin à prières électrique, payé près de cent équivalents euros, s’est avéré avoir un défaut de motricité. Il comporte une courroie qui est rapidement devenue le point faible de la rotation. Il faudrait revoir le moulin et peut-être améliorer le système de transmission. Le moteur fait tourner lentement le gros rouleau portant des dizaines de milliers de répétition du même mantra inscrit en sanskrit. Ce dernier est supposé porter un pouvoir de grâce lorsqu’on le répète soi-même. Mais si on le fait simplement tourner dans l’espace, il y a aussi un bienfait, bien que plus petit, selon les dévots. Il n’en faut pas plus pour m’attirer vers ce gadget amusant. Bien que je ne détecte aucun effet spirituel émanant de ce jouet fort distrayant et original, je souhaite le conserver en état de marche. Or il est en panne, la courroie a déclaré forfait. J’ai même renvoyé pour réparation, voici quelques longs mois, le moulin complet à ce centre bouddhique où je l’avais acquis.
Ken est venu me voir ce soir, car il sait que je n’ai aucune nouvelle de mon moulin à prières depuis que je l’ai confié pour dépannage, et que mes lettres de relance sont restées sans effet. Il vient me dicter les courriers nécessaires pour donner aux responsables du centre « l’impulsion » indispensable.
— Il faut que tu écrives à Agathe, la personne salariée dans cette association bouddhiste. Tu lui joindras la copie de la lettre de requête en anglais que tu vas aussi adresser au maître qui la rémunère tous les mois. Il est à Paris pour plusieurs semaines en ce moment. Ken me donne les adresses et les noms avec une précision qui lui ressemble. Et il me dicte l’essentiel des deux courriers jusque dans les détails. Il passe ainsi la soirée, juste pour mon « moulin. »
Par retour du courrier je reçois la réponse d’Agathe, soudainement très polie et compassionnée, m’indiquant qu’elle met tout en œuvre pour que mon moulin soit réparé et réexpédié à mon adresse dans les jours qui suivent. Puis, en effet, mon moulin revient, gratuitement, très vite, sous un carton bien protecteur. Il a été entièrement revu et désormais le moteur actionne directement l’axe du rouleau sans nécessiter de courroie. Il marche parfaitement et cela me réjouit de le savoir revenu dans ma chambre...
Ken est un garçon jovial et d’une énergie optimiste. Il porte toutes sortes de projets pour diffuser le bouddhisme de tradition himalayenne. Le plus prometteur consiste en une multiplication des peintures sur tissus himalayennes. Il a observé que les beaux originaux sont rares, fort chers, voire introuvables. Les copies qu’on trouve au Népal sont souvent ordinaires, et elles ne constituent pas des œuvres d’art qui peuvent parfaitement inspirer les « méditants. » Pour pallier ce problème, Ken a appliqué un procédé de numérisation des peintures anciennes sur textile. Il est en contact avec un imprimeur sur tissu qui utilise de nouvelles technologies informatiques. Il lui adresse les données numérisées des toiles à reproduire et, par un procédé mettant en œuvre des imprimantes sur tissu, l’original est reproduit sans distorsion. Il reste un problème qui est la texture des couleurs et leur richesse, impossibles encore à restituer dans tout leur éclat. Les pigments naturels utilisés par les artistes himalayens, voire les pierres précieuses broyées pour augmenter les qualités des teintes, sont plus beaux que les encres industrielles de cet imprimeur. Il me montre dans sa grande 504 Peugeot break un amoncellement de maquettes diverses, dont quelques peintures sur toile réalisées par copie informatisée. Je lui cache mon impression : il me semble que le procédé lui-même s’impose dans l’image reproduite et se substitue à son style. Les œuvres ainsi clichées ressemblent plus à des posters multicolores qu’à des divinités de méditation.
Pour faire plaisir à chacun dans l’équipe des bénévoles, il offre des dizaines de porte-textes rituels satinés, qu’il a réalisés lui-même, car il sait aussi coudre à la machine. On oublie, à le voir si débonnaire et si affable, qu’il a été officier contractuel de l’armée d’un pays européen, affecté au maintien de l’ordre dans un pays d’Afrique Noire, avant de pratiquer le bouddhisme. Il a fait du bien aussi là-bas, certainement, puisque je découvre chez lui une tendresse impeccable, un respect de chaque instant, et pas la moindre ombre.


« Vent d’Ouest. Le nénuphar du petit étang se mire sur ses feuilles humides. Heures claires des carpes et des poissons rouges.
La nuit s’étire sur la montagne. Les nuages frôlent le pré vert, les cieux, les trombes du silence, et les étoiles. Ruisseaux, sources, l’eau dévale les bocages ardents. La roche et le ciel. Les flots sans fin des pluies. »











3
L’ÉTÉ


« Pianissimo, languideza per il caldo »
L’été. Antonio VIVALDI


Il est plaisant de renouer avec le mythe : vivre en moine du bouddha, porter la robe, joindre les mains et me faire raser la tête. Où commence son aventure, j’ai découvert un certain sourire. Un thé, une aimable présence, ma chambre, des lentilles dans le bol de faïence jaune : où la vie est stable, la sagesse se confond avec le bonheur, tout simplement. Parmi les heures de ce séjour monastique, il en est qui restent dans mon souvenir. Pour celui qui vit au monastère, il est de ces joies sereines à vivre, simplement. Où le quotidien pourrait paraître répétitif, le novice trouve un réconfort. Par les heures claires du jour, par les ombres de sa nuit, il songe avec appréciation : « ce mode de vie est bien agréable. Ma sagesse n’est-elle pas dans ce passage du temps ? Plutôt que de demander au tantrisme de remarquables extases, je préfère vivre ici sans attentes et sans soucis... » Il faut évoquer ici, en quelques lignes, les fragiles instants d’un novice, ombres et lumières.
Le matin est arrivé. Ombre qui s’éteint, lumière qui éclôt. Le matin appelle un solide petit déjeuner. Pour le novice, c’est le moment de s’éveiller, de préparer le thé, de laisser infuser son délice ambré et de le verser au creux d’une grande tasse. Son goût est bon... J’ouvre l’écran plat de l’ordinateur nomade disposé sur une tablette inclinée... Assis en tailleur sur les tatamis de paille de riz, comme les antiques scribes, je travaille ainsi aux textes des livres du vieux maître himalayen. Aujourd’hui il me faut inventer un glossaire, donner une signification à ses idées. Je complète aussi la biographie officielle de notre lama. Et, surtout, je choisis parmi ses innombrables enseignements dactylographiés par les disciples des années passées, et déjà traduits simplement en français, les quelques perles précieuses à enchâsser dans la forme du livre. Il me faut tout « éditer » : style, répétitions de l’oral, rythme des phrases, ponctuation...
Dix heures : il est déjà l’heure de la pause. Prenant mon rosaire en nacre blanche, je commence à égrener les cent onze billes enfilées, en allant par les chemins. Me voici au pied du haut totem blanc en ciment : le tchorten. Il comporte plusieurs niveaux. Il symbolise le but de la méditation. La base évoque les vertus humaines, le milieu : le monde épanoui de la réalisation, et le haut : les treize terres de l’éveil. On tourne autour, dans le sens horaire. On y dépose des souhaits, des aspirations. Il est entouré de feuillages et de jeunes conifères. Je retrouve un autre moine qui s’y détend en circulant. Le quotidien continue, le travail reprend. Puis, bientôt, le repas de midi approche. Il me faut arriver un peu plus tôt, avant les fourgons bondés qui reviennent des travaux. Nous voici passant, un bol à la main, devant les grandes casseroles disposées sur le comptoir. Pour moi un peu de viande, c’est le conseil du chef. Il ajoute une bonne cuillerée de jus de cuisson en me disant :
— Tu en auras du bienfait!
Le partage du repas sur les bancs aux tables de bois, est le moment des conversations. J’invite un ami à venir à la pause de l’après-midi prendre le thé à ma chambre. Puis, ma vocation littéraire me reprend : il faut continuer le livre... On frappe à la porte. Déjà quatre heures! J’offre le goûter à mon visiteur. Biscuits au blé complet, sucre roux, thé de Ceylan, et un moment précieux ensemble. Assis en tailleur, écoutant avec attention, nous devisons, calmes et souriants. Le châle du moine est bien plissé sur son épaule. Puis, nous nous enveloppons chacun dans notre châle, sans les plis protocolaires, dans la spontanéité de ce soir qui commence. La journée est presque envolée. Heures fugaces, vous ne nous laissez donc aucun répit...

L’été arrive vite ici. Nous avons rangé les robes en laine. Il est temps de passer celles en coton. Nous partons tous, lamas et bénévoles, en pique-nique au bord d’un lac. Je nage avec plaisir. Quelques moines se baignent. Chaque jour de juillet, après la chaleur, ce sont les bénévoles ayant conclu leurs travaux de maçonnerie, qui partent se rafraîchir. Je vais jouer dans l’eau, et nous éclabousser joyeusement. La chaleur a remplacé le froid au monastère. Nos fenêtres sont grandes ouvertes. Une brise complice amène la fraîcheur. Les ombres du soir, fantômes de poussière, s’allongent au milieu du patio. Les robes qui frôlent l’herbe se font apparitions incertaines. Les nuages teintés de rouge, de mauve et de feu accordent leurs flonflons. Une correspondance des sens unifie notre expérience. « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent... » La chaleur de la journée a fusionné les possibles. Les ors du jour, les verts de l’herbe, le turquoise du ciel correspondent : une réalité imperceptible habite chaque photon, elle soutient chaque brin d’herbe et fait pétiller dans le bleu du ciel une myriade d’ions lumineux. Tandis que, serein, je chemine vers ma cellule monastique, j’apprécie cette douceur qui revient désormais de la terre. Chauffée le jour, elle rayonne le soir de sa solaire emprise. Marchant au gré des coursives de notre ermitage, la température s’abaisse et s’élève selon les matériaux qui composent l’espace. Le sol herbagé est le plus frais. Les murs crépis de blanc sont au Sud les plus chauds. Le sol de ciment garde un peu de l’estival bonheur et en émet quelque souvenir par mes sandales... Les hirondelles sont en transe : elles tournent dans l’air du soir, cendres de lune, au projet de lumière. Les chênes frémissent de quelque brise venue de loin. Les fleurs reçoivent de l’eau et sourient. Les cyprès s’ébrouent d’une joie de résine. On dirait que quelque chose dore chaque atome, chaque grain de poussière, chaque particule d’air et chaque goutte de sens. Lumineux, radiant, pur et spirituel : le monde rayonne de l’intérieur. Il paraît terne et pesant seulement au premier regard. L’été qui vient le révèle en sa sagesse équanime, un monde de lumière vivante cristallisé dans la forme, une émanation parfaite issue d’un or subtil. « Tout est parfait » me dis-je en entrant dans ma chambre. « La création est en réalité un monde pur, une terre de sagesse où chaque chose est épanouie et complète, et constitue avec les autres une harmonie qui vibre de dedans. »

C’est à cette période estivale que m’est donnée la possibilité de fréquenter quotidiennement un autre moine, venu d’Europe de l’Est. Ces heures passées avec lui sont comme les miroitements du soleil qui laissent une aura d’or dans ma journée...
Où Raphaël se promène aujourd’hui est la coursive du soleil. Pour ce jeune moine polonais, la chaleur de l’été qui commence est un soulagement des rudes hivers. Pour l’heure Raphaël déambule, à la manière des voyageurs, semblant humer l’air saturé d’énigmes de ce nouveau mois de juillet. Il passe devant nos chambres, alignées les unes à côté des autres. Les heures de l’après-midi constituent, ce week-end, un excellent prétexte à nous y retrouver. Pour nous qui avons peu de congés, qui travaillons chaque semaine de l’année, à l’exception de celle de Noël, le repos du samedi et du dimanche est un élixir de jouvence. Pour Raphaël il en va de même. Bien que moine très attentif à l’éthique et à la perfection des manières quotidiennes, il est, comme beaucoup de jeunes Polonais, très intéressé par les dernières nouveautés. Grand amateur de Nutella, la célèbre pâte à tartiner italienne aux noisettes, je lui fais très plaisir en lui offrant un pot de Kimly. Pour les amateurs de sensations nouvelles, le Kimly est ce qu’il y a de mieux en matière de tartine post-moderne. Il s’agit d’une combinaison de pâte au cacao et de lait concentré sucré, sous forme juxtaposée, formant de jolis motifs bicolores dans son pot de verre. Peut-être faut-il trouver dans la filiation paternelle de Raphaël l’explication de ce goût pour les choses nouvelles. Il m’est donné bientôt de rencontrer son père. Ce dernier vient voir son fils depuis la Pologne, et assiste à notre office chanté du bouddha de la compassion. Je remarque qu’il est très ému par la mélopée et la belle musique que fait notre psalmodie. Il s’avère qu’il est propriétaire d’un studio d’enregistrement de disques. Il est donc un expert en matière musicale, mais aussi de nouvelles techniques électroniques. Ce goût de Raphaël pour la technique et le progrès me permet de le comprendre sous au moins deux aspects complémentaires. Classique, il n’a pas son pareil pour s’asseoir, plier son châle, et garder un silence aimable et poli. De même à la veillée, il prépare de la tsampa d’orge grillée, une spécialité himalayenne, pour quelques amis d’ici, en fricotant avec satisfaction dans une grande poêle sur la cuisinière à gaz du réfectoire.
Mais, dès que nous prenons ma voiture, il écoute avec attention la musique New Age que joue la stéréo, et commente avec détail les impressions que lui fait cette expression artistique. Il est en réalité un jeune homme de vingt ans à peine qui a gardé de son éducation une empreinte de délicatesse et de grâce toute slave. Il est aussi un garçon de son temps qui a déjà vu les avancées de son siècle, à l’aune de sa propre capacité à les comprendre. Il a quitté sa famille, pourtant aisée, et a dédaigné de devenir en Pologne un de ces surdoués de la micro-informatique. Il a gardé de ses passe-temps d’adolescent un goût pour la technologie et les réparations d’ordinateurs. Il m’a déjà montré comment il bricolait le disque rétif d’un petit I.B.M. portable. Par une manœuvre attentive qu’il répétait, il avait pu comprendre le problème :
— La fourchette est endommagée me dit-il, laconique. J’acquiesçais, sans le contredire, ne sachant me servir que des fourchettes de table, et non de celle des systèmes informatiques... Il me surprit une autre fois par la métaphore qu’il utilisa pour définir mon petit ordinateur. Élégamment il m’affirma :
— Ton Macintosh est une Mercedes.
Lui demandant la raison de cette analogie, il m’expliqua :
— Les Mercedes sont de bonnes voitures, mais personne ne songe à les bricoler ou à améliorer leur moteur, on les garde comme elles sont, en général. De même les ordinateurs Macintosh sont bien comme ils sont, leur système est tel qu’on n’y touche pas, on l’utilise au mieux de cette manière...
C’est l’une de ces conversations, qui lui est familière. Enfin, Raphaël est un moine. Lui qui, sans doute, est attiré par les filles de son âge, comme son tempérament vital et aimant l’y incline probablement, a mis un trait définitif sur toute sa vie sentimentale. Il a pris les vœux complets, et à vie, de moine bouddhiste. Il a donc laissé toute possibilité de vivre comme un homme sensuel. Il a adopté le maître comme dispensateur de la paternité, de la maternité, et du bonheur intime. Ce pari est risqué. Il est arrivé à dix-huit ans ici. Il n’a pas encore connu beaucoup la vie d’un homme établi dans une relation amoureuse. Il tente le défi spirituel de dépasser toute passion et toute relation avec l’autre sexe. Sa sincérité est le miroir de ses juvéniles ardeurs à suivre le chemin historique des moines du bouddha. Mais sa vocation surnaturelle devait-elle ainsi s’habiller de laine rouge ? Devait-il sacrifier le désir sur l’autel de l’amour absolu ? Puisque, nul doute à ce sujet, Raphaël aime les perfections, il adopte ce qui lui semble parfait. Ce garçon en quête d’idéal cultive aussi une exigence certaine dans sa relation au bouddhisme. Exigeant, mais très tendre, il vient parfois prendre le thé dans ma chambre. Il dévoile à chaque fois un peu plus d’un cœur pur, un sentiment un peu oublié de la vie occidentale. Il me montre qu’il a su venir ici avec sa jeunesse intacte. Malgré le chantier, malgré la solitude des moines, et malgré la chasteté, il porte cette grâce comme un reflet d’or. Il me témoigne une amitié qui est davantage attirée par mes goûts pour le siècle, que motivée par d’improbables prouesses érémitiques de ma part. Il aime bien parler avec moi de ce qui fait notre temps, voitures, ordinateurs, nouveautés, rien ne lui est indifférent. En revanche, pour le style yogique et la méditation, c’est à lui que je me réfère, ayant trouvé un modèle valable à observer. Il travaille souvent dehors, dans les équipes de construction du temple des mille bouddhas. Sa constitution est délicate. Qu’importe, discret, il ne se plaint de rien. Cela me fait mal de le voir ainsi vêtu de cirés usagés, et de ses chaussures de pompier restaurées, alors que la robe et la tranquillité lui conviennent. Cependant sa vérité apparaît encore mieux dans le dépouillement que tous vivent au chantier. Il travaille, comme ses camarades, dans la terre et avec le béton. Parfois, je me dis que son origine étrangère et son absence de pratique de la langue française ont conspiré, avec sa jeunesse inhabituelle ici, pour le dédier à ces humbles tâches. Parlant suffisamment l’anglais, il aurait pu bénéficier de meilleures conditions de travail dans un des bureaux. Mais, cela ne lui a pas été proposé. Il reste cantonné au chantier. Et chaque jour je pense à lui, lorsque je le vois revenir à la pause prendre ses précieuses tartines. Je lui offre souvent un pot de miel, que mon père, apiculteur de longue date, récolte. Il sait en apprécier les saveurs de châtaignier et de sapin. J’essaye de diverses manières de lui procurer un peu de confort, d’attention et peut-être de me soulager de la culpabilité que je ressens en le voyant travailler dehors par tous les temps... Il me montre que ce rude labeur lui fait du bien. Il le découvre comme une sorte de pause dans sa vie intellectuelle. Il se centre chaque jour davantage dans son corps, lui qui était si abstrait et cérébral. Il devient riche d’une force trempée par l’exercice physique, et porteur d’une tendresse humaine acquise par le travail au contact des éléments naturels...

Nous avons lui comme moi la robe du bouddha. Elle nous inspire un respect et un goût pour la porter aussi bien que possible. Il en est des robes de moine comme des Himalaya, les deux participent de l’attrait pour un monde suranné et ancien. Peut-être la séduction est-elle excessive ici ?
Les couleurs traditionnelles des vêtements monastiques jouissent d’un grand prestige chez les Européens. Cet après-midi, je quitte à peine un enseignement public du « Très Précieux. » Je conduis ma voiture sur le terrain d’un centre himalayen affilié à Félicité. C’est l’été. Je porte, comme c’est la tendance, des lunettes de soleil cintrées. Habillé, à la mode Himalaya, de rouge et de jaune, je roule doucement dans le terrain communautaire, faisant jouer trop fort la stéréophonie de Jean Michel Jarre par les vitres ouvertes de l’auto. Le lecteur appréciera l’éclectisme de ce style bariolé! Un disciple campe sous une petite tente canadienne à proximité. Il me fait un signe très respectueux. Je m’arrête pour le saluer. Il me regarde, et me reconnaît alors comme une relation occasionnelle. Il me dit avec émotion : « je t’avais pris pour un tulkou (la réincarnation d’un maître tantrique.) » Je suis très surpris d’imaginer que ma manière désinvolte et un peu voyante, voire ordinaire, de me conduire puisse être interprétée comme celle d’un maître tantrique! Me voilà promu, en quelque sorte, grâce à cet accoutrement, à un rang remarquable dans la vie spirituelle! Devrai-je bientôt quitter mes jupons en coton safran, et même mes sous-vêtements assortis, pour adopter une esthétique personnelle plus discrète ? Le moine se doit, bien entendu, de coordonner ses sous-vêtements à sa robe. Il choisit le brique, le rouge, et surtout le jaune. Mais comme les slips couleur paille sont rarement disponibles, il doit parfois teindre des sous-vêtements de coton blanc. Teindre est l’une des pratiques des moines mais surtout des moniales. Elles aiment convertir d’anciens vêtements de leur vie laïque en rouge, parfois en safran. J’ai appris à choisir, comme mes camarades, les teintures grand teint. J’utilise les machines à laver du centre de Félicité pour effectuer la coloration à chaud. Ainsi on reconnaît ces moines de tradition himalayenne à la lessive qu’ils colorent immanquablement de rouge, faisant passer ce coloris sur les autres couleurs des vêtements. Alors les vêtements jaunes tournent à l’orange, tout simplement.
Il est aventureux de vouloir travailler de ses mains avec un châle et une robe de moine. Le châle, en particulier, ne cesse de glisser sur les épaules, et doit être souvent rajusté. Plissé, il fait quand même environ trois mètres en tout. La longueur est choisie par chacun, selon ses affinités. Personnellement j’ai un goût particulier pour un long châle de trois mètres cinquante. Je m’y enveloppe confortablement avec la fraîcheur des soirs. Quant à la robe, il faut aussi plusieurs mètres (environ cinq) de tissu de coton ou de laine pour la réaliser. C’est une très vaste jupe droite. Elle est à plisser sur le côté, à gauche (double pli) puis à droite (simple pli). On doit la passer et la retirer par le haut, c’est à dire ne jamais la mettre à terre, en signe de respect. Elle est tenue par une ceinture plate, sans boucle, enroulée autour de la taille. Bien sûr les novices en laissent joliment dépasser le bout, du pli de la robe. Ils révèlent les belles couleurs polychromes de leur ceinture brodée. Ce n’est pas tout à fait protocolaire, mais si joli! Elle a tendance à glisser au cours de la journée et doit être attentivement réajustée.
Ce sont des vêtements confortables, voire remarquables par leur agrément. Ils tiennent bien chaud l’hiver. Mais ils sont sans boutons, sans poches, sans fermetures. On se limite à des drapés et au simple lien à la taille. Ainsi les activités manuelles, les mouvements sont ralentis, voire abandonnés. Faire une simple vaisselle à un évier, avec un châle de moine sur les épaules relève de la gageure. On finit souvent avec un bout du châle dans l’eau de rinçage, quand ce n’est pas dans le bac de lavage empli de liquide moussant! Ici on voit que le travail physique est rendu impossible au moine.
Cependant les effets obtenus en drapant avec noblesse, voire un zeste d’élégance, le long châle permettent de varier et d’enrichir la vie quotidienne. Ce soir au monastère, j’accompagne Jean, un moine qui trotte à vive allure devant. Nous glissons silencieusement par les longues coursives étroites des bâtiments jouxtant les jardins. Il fait nuit, les étoiles étincellent dans le ciel noir. Mon ami devant, ajuste son châle de temps en temps en des gestes raffinés et, pour moi, mystérieux. Arrivant au terme de notre marche, je lui fais part de mon impression : il se dégage une atmosphère profonde de notre balade crépusculaire. Il rit en me regardant. Et il me confie qu’il est un amateur des films de Bergman. Il ajoute qu’il a souhaité me donner une sorte de frisson artistique inconscient à la manière de son réalisateur préféré, en adoptant une marche évocatrice, inspirée par le climat nocturne des œuvres du cinéaste scandinave... Je comprends mieux que la robe et la gestuelle du moine sont un sujet inépuisable de créativité. L’uniformité n’est qu’apparente et chacun peut s’y individualiser...
Les moines du dalaï lama appartiennent à une autre école himalayenne. Ils portent des vêtements souvent un peu plus clairs que les nôtres ici. Certains moines bhoutanais, d’autres traditions voisines, ont des châles fuchsia, beaucoup plus éclatants.
À Félicité les gilets traditionnels sans manches des moines sont rarement portés. On leur préfère survêtement et tricot, plus chauds, et faciles à se procurer, tout simplement. Ainsi on fait la différence avec les moines du dalaï lama, toujours impeccables dans leur beau gilet jaune safran (devant) et bordeaux (dans le dos). Leur bras nu, l’hiver me fait frissonner : cela ne doit pas être très chaud. À Félicité les bras nus sont le plus souvent réservés au temps de l’été. Cependant, c’est un ancien usage des moines bouddhistes que de laisser le bras droit nu.
On le découvre ici, la manière de porter la robe de moine varie insensiblement selon les maîtres. Le « Très Précieux » souhaite que ses moines la portent très longue, allant jusqu’au pied. Dans les promenades c’est peu avantageux... Peut-être est-ce la raison qu’a imaginée le maître pour décourager un peu les balades de ses disciples ? En effet, si le sol est mouillé ou boueux, il est difficile de circuler avec cette longue robe ample. Le dalaï lama, lui, semble préférer pour ses disciples un port de la robe à peine plus court. En principe, il n’y a pas de textile mélangé pour elle, juste une seule sorte de fibre, mais les exceptions sont permises. Le châle est composé d’au moins deux parties. En effet, le bouddha est dit avoir utilisé des vêtements de récupération pour se vêtir. À son image les moines font déposer une couture au milieu de leur châle, pour évoquer un vêtement rapiécé, même si on a recours à une belle laine neuve. Il est difficile de la laver. Il est peut-être trop coûteux pour des moines de la faire nettoyer au pressing.
Je suis bien dans les robes en coton frais. Je les rangerai dans quelques mois pour adopter les robes de laine de l’automne. Il n’y a aucune étroitesse, la jupe s’évase pour permettre une assise confortable. C’est un des meilleurs atouts des « méditants » qui peuvent s’y détendre calmement. Cependant le tissu peut être coûteux. Une longueur de bonne laine, comportant du cachemire par exemple, peut revenir à l’équivalent de cent à trois cents équivalents euros pour confectionner un ensemble robe et châle. La séduction des Européens pour la robe bordeaux du bouddha est sans doute méritée. Cependant on voit à l’usage qu’elle n’est pas vraiment faite pour la vie d’aujourd’hui. Elle se coince facilement en voiture dans le bas de la portière. La robe d’hiver craint la pluie. On ne peut lever les bras, ni se pencher en gardant le châle sur les épaules. Trotter est possible, mais pas courir... Enfin, dans l’imaginaire européen, les hommes en robe sont rares. Je suis regardé avec stupeur par un monsieur âgé d’un village, lorsque je suis à l’agence bancaire. J’y dépose des chèques pour le monastère. Il regarde ma silhouette drapée de rouge, comme si j’étais cardinal! Je ne sais comment rendre la pareille. Je renoncerai sans hâte à ces promenades en tenue de moine, dont j’apprécie l’exotisme! Je me suis fait à l’idée d’aller à la cafétéria de l’hypermarché, les jours de voyage, drapé noblement à la manière des anciens. L’effet est garanti! Pour quelqu’un comme moi qui ne suis ni grand, ni élancé, j’ai découvert, sans le désirer, comment faire converger les regards. Contrairement à d’autres qui ont parfois des expériences désagréables avec leur tenue monastique en ville, je ne rencontre pas de signe agacé de la part des passants. Peut-être suis-je si heureux d’être un moine du bouddha au temps d’aujourd’hui, que les personnes que je croise me manifestent en général une attitude très polie, surtout les plus jeunes. Cependant, pour aller en ville, la plupart d’entre nous adopterons avec le temps, une tenue plus discrète, pantalon et tricot. Nous recourons souvent au rouge et au jaune. D’autres préfèrent l’incognito. Ainsi le Supérieur du complexe de Félicité pilote sa moto Yamaha six cents cm3, tout de noir vêtu. Tendance hiver ? Pas seulement. Tendance Himalaya surtout ! C’est une dévotion pour la couleur nocturne du Protecteur, une effigie tantrique du monastère !


Le « Très Précieux » vit dans un appartement jouxtant le temple. Il semble aimer la présence de ses bénévoles. Il apparaît souvent par l’embrasure de la porte pendant notre rituel de la compassion de vingt heures quinze. Il laisse volontiers ses pantoufles en désordre, afin de nous permettre de les aligner avec soin. Nous pratiquons ainsi la dévotion. Il passe par le corridor public pour aller à sa salle de bain. Il est simple. Il a vécu dans les Himalaya parmi les oiseaux, les animaux sauvages, dans des retraites de montagnes, pendant vingt ans. Il lui est arrivé de lécher l’eau sur la paroi du roc pour se réhydrater. Ce dernier ascète de l’ancienne génération venue du Toit du Monde passait aussi des nuits à la belle étoile. Il lui arrivait de s’adosser à une paroi rocheuse. Il repliait ses genoux devant son tronc. Il restait ainsi la nuit dehors... dans la neige. Ici les conditions de vie doivent lui paraître divines. Il y a le confort moderne. Il a même laissé ses disciples lui installer un convecteur électrique mural à chaleur radiante. Il sent la tiédeur de l’air. Il a peut-être renoncé « à la produire lui-même. » Il cultivait des facultés inhabituelles, lorsqu’il était encore un jeune homme en retraite collective de trois ans. C’était au monastère de Tcheudrak, dans l’oriental Kham himalayen. Il avait alors éveillé l’intérêt de ses compagnons de retraite. Il émanait de sa chambre une radiance lumineuse. Ceux-ci crurent à un incendie. Il n’en était rien. Notre « Très Précieux » d’alors avait « réalisé la chaleur interne. » C’est l’un des yogas de Naro, célèbre ascète indien de l’époque médiévale. Alexandra David Neel évoque aussi sa propre faculté de disposer de la chaleur interne. Le « Très Précieux » ne dispose plus aujourd’hui de la complétude de cette faculté, semble-t-il. Il préfère la chaleur de son convecteur radiant pendant l’hiver.
Les petites attentions du « Très Précieux » sont pour chacun ici un motif de réjouissance. Un jour, il fait comme s’il voulait entrer dans le temple, bondé d’un large auditoire. Il actionne très lentement, et de l’extérieur, la poignée de la porte. Parmi nous, quelques moines ont remarqué son manège. Nous voyons la poignée de porte se baisser. Et nous nous attendons à voir le maître entrer à pas de velours. Il n’en est rien. Il laisse la poignée se relever très lentement. Puis il l’actionne à nouveau pour nous montrer, sans doute, qu’il joue. De l’autre côté de la porte, il joue avec nos perceptions. Ces petits gestes suffisent à le rendre fascinant. Il se suffit de sa chambre et de son simple appartement. Il a même toléré les odeurs d’urine qui semblent devoir périodiquement déranger la toilette destinée aux disciples dans l’entrée de son couloir partagé avec eux.
Je sors un soir du temple plus tard que d’habitude. Il m’arrive de faire le service des bols du bouddha sur l’autel. Je vide dans un récipient le contenu d’eau des bols de cristal qui sont joliment alignés. Je passe le torchon afin de les sécher, et je les retourne. Le lendemain, d’autres les rempliront de nouveau à l’aube. Je quitte le temple en éteignant les bougies qui présentent un risque d’incendie. Il est toléré de laisser brûler la nuit les veilleuses prévues pour une huitaine. Il me faut surtout éteindre les bougies de type chauffe-plats qui dégagent beaucoup de chaleur lorsqu’elles sont côte à côte. C’est la consigne du « Très Précieux » : prudence avec le feu. Je sors à pas de loup du temple. Je referme doucement. Le lama habite à côté. Je glisse dans le couloir. J’entends cependant un bruit d’eau inhabituel. Il provient de la salle de bain personnelle du maître. La chasse d’eau semble être dérangée. J’ose entrer dans cette pièce qui lui est réservée. Il en a donné l’accès à ses lamas européens. Ceux-ci sont très fiers de pouvoir utiliser les toilettes de leur maître de méditation à l’occasion de quelques cérémonies collectives. Je m’apprête à replacer la manette de la chasse d’eau pour arrêter la fuite. Je remarque alors que le « Très Précieux » vient d’utiliser ses toilettes. Ses lamas ne sont pas venus ici ce soir... Il est donc le seul à aller dans cette salle de bain en ce moment. Et l’idée ne viendrait à personne, parmi ses nouveaux disciples, de venir dans ce lieu. Notre « Très Précieux » a négligé ce soir de recourir à la balayette à toilettes. Il n’a pas nettoyé la cuvette. Je découvre à ce petit détail la dimension ordinaire de notre maître. On lui attribue ici toutes sortes d’accomplissements. Il est un « bouddha parachevé. » Il a obtenu « l’éveil en un corps et une vie. » Il est « la manifestation de karmapa en Occident. » Or je constate que la propreté ordinaire d’une toilette lui a échappé, au moins pour ce soir. Le geste simple consiste à se saisir de la balayette en plastique et à nettoyer la céramique. Ce geste si nécessaire après leur usage ne lui est pas venu à l’idée. Même un enfant le fait. S’il l’oublie, ses parents le lui apprennent. Il me semble donc que la qualité d’attention, voire de souci de l’autre, que manifeste le « Très Précieux » n’est pas parfaite. Ce petit détail me le souligne. Pas de balayette, pas de bouddha. Il faut que les petites choses de la vie soient parfaitement assumées, avant de songer aux grands accomplissements. C’est la sagesse orientale que j’ai entr’aperçue avec mes voyages en Asie. « Si tu as mangé, va laver ton bol. » C’est aussi la sagesse du bouddhisme. Il est souvent souligné par d’autres maîtres de cette école l’importance de ne pas laisser aux autres nos vaisselles à laver. Il m’apparaît que demain l’assistant personnel du « Très Précieux », va devoir passer la balayette des toilettes pour son maître. Négligent, ordinaire, normal en somme pour un être humain. Je me rends secrètement à l’évidence : le mythe de son éveil est entretenu ici. La réalité est évidente. Il est un être humain à qui il arrive d’oublier les petits gestes de la vie quotidienne. La balayette des toilettes est donc mon bâton de maréchal dans ma quête de la sagesse bouddhiste. Elle m’enseigne la réalité du maître, en m’en montrant la précarité. Je lui dois mon « éveil » à cette illusion. Notre bouddha vivant n’a pas appris son usage correctement. Je ne peux donc pas lui abandonner mes jours. Il serait dommage de les confier à quelqu’un qui ne nettoie pas ses toilettes après en avoir fait usage! Je découvre ce soir une signification très juste de la célèbre énigme (appelée aussi koan) zen : « le bouddha est une balayette de W-C. » La version originale stipule en réalité : « le bouddha est un bâton à m... » Car en ce temps on utilisait un simple bâton de bois pour nettoyer les toilettes, en Asie de l’Est.
Le bouddha est donc dans les petites choses de la vie. Ou plutôt je ne le l’y trouve pas ici ce soir à ma convenance. Je rentre par les allées sombres du parc. Je marche sur les pelouses fraîches. Je contemple une fois de plus la voûte étoilée où s’expanse la laiteuse galaxie de notre univers. « Le bouddha est un bâton à m... » C’est l’évidence que me concède ainsi le ciel immense. En souriant intérieurement, avec toutes ses étoiles, de son impertinence.

Le « Très Précieux » affirme la générosité. Il la pratique à sa manière. Il vit sans ostentation. Il lègue même aujourd’hui de menus objets favoris à ses disciples. Il m’échoit ainsi deux petites boîtes à thé de couleur dorée, de vingt grammes, qu’il avait déposées dans son autel. Je reçois aussi sa photo de son propre maître le XVIème karmapa, alors jeune, portant des grosses chausses himalayennes. Le vieil homme est sans avidité pour l’argent. Son assistant retrouve des chèques donnés par les visiteurs. Ces rectangles de papier sont répandus sous les coussins du « Très Précieux » qui n’a pas l’idée de les faire endosser sur son compte bancaire. Il donne plus de onze mille équivalents euros sur ses propres deniers à son disciple féminin, pour répondre à sa requête d’un financement d’une nouvelle salle informatique chez les moniales. Il compte autrement que nous. Sa vie est traversée par l’expérience d’un détachement considérable. Au temps de sa jeunesse dans les Himalaya, en allant voir son maître le XVIème karmapa, il raconte avoir été rejeté du monastère par les moines de ce dernier. Il n’eut pas l’autorisation d’y manger. Il présentait une apparence humble de pèlerin. Averti cependant, le karmapa invita le « Très Précieux. » Il lui prêta même son propre bol, celui-ci en étant dépourvu. C’est donc un être libre, de ce point de vue. Il concilie le détachement avec un sens de l’appréciation des petites choses. Il aime bien, par exemple, les dattes fourrées, les biscuits Delacre appelés « cigarettes russes », et — pour sa santé — la soupe d’os à moelle de son cuisinier. Il sait aussi faire montre de largesse. Le jeune moine Raphaël n’a pas d’argent. Il ne peut se faire confectionner de châle. Il glisse au monastère, frêle moine sans châle sur ses épaules, dans l’indifférence des lamas européens. Il est si timide, et si correct, qu’il ne demande rien. Seul le « Très Précieux » remarque la tenue de ce jeune moine âgé de dix-huit ans. Au beau milieu de la cérémonie du bouddha de la compassion à laquelle assiste Raphaël, le maître ouvre tout grand la porte du temple. Il se dresse, flamboyant, dans l’embrasure. D’un geste, vif et précis comme la foudre, il jette son propre châle au pied de Raphaël. Ce dernier éclate en sanglots. L’assistance s’arrête, bouche ouverte, et regarde, hébétée, le « Très Précieux, » digne et souverain, sortir du temple dans un silence à couper au couteau.
Une autre fois, des disciples commencent à parodier la cérémonie du bouddha de la compassion pendant le rituel du soir. La forme n’est pas strictement surveillée en général. Les fous rires sont permis. Parfois cela dure tout le rituel. Mais ce soir deux jeunes bénévoles (des laïcs) ont commencé à singer, pour s’amuser, en psalmodiant la formule rituelle (mantra) du bouddha de la compassion. Mû par son sixième sens, devinant peut-être ce qui arrive de l’autre côté de la cloison, le « Très Précieux » surgit. Il bondit comme un tigre dans le temple. Il rugit devant les disciples fautifs qui blêmissent. Ils voudraient disparaître si cela était possible. Le maître les singe à son tour et mime leur ridicule. Et devant tout le monde, de son rosaire à cent-onze perles de graines de lotus, il les gifle très doucement, sans leur faire de mal. On ne les y reprendra plus à se moquer de la compassion.
Il est connu ainsi pour réagir avec précision aux menues choses de la vie. Un après-midi, levant le nez de mon ordinateur, je vois son visage qui me sourit de l’autre côté de la vitre du bureau. Son air mutin m’invite à vite lui ouvrir la porte, et à lui faire signe poliment de venir nous visiter. Il pénètre d’un pied léger, avance comme sur un tapis de fleurs. Et il observe, silencieux. Il tourne un visage ferme vers la table de l’entrée, encombrée de divers prospectus. Je sais maintenant qu’il me faudra ôter tout cela de sa vue. Il souligne du regard, en passant devant mon bureau surchargé, que ma tâche est trop passionnée. Puis, pénétrant dans le local de la gestion du monastère, il inspecte attentivement les lieux. Il organise sur le champ, en décideur avisé, une réunion improvisée. L’abbé est l’interprète. Une moniale reçoit ses conseils. Il lui déclare avec aplomb (en substance) que la situation dans le centre allemand de son école himalayenne va aller dans une autre direction que prévu. Il suggère sans ambages que ce lieu sera bientôt perdu pour le monastère. L’avenir lui donne bientôt raison. Quelques semaines plus tard cette antenne germanique passe à la concurrence. Des responsables teutons affilient ce centre au jeune karmapa Orgyen Trinley Dordjé. Ils boudent le « Suprême » choisi ici par la hiérarchie. Le « Très Précieux » voit juste, et cette réputation lui vaut une remarquable confiance chez ses disciples. Il répond à leurs questions très simplement. Mais parfois de manière elliptique. À une disciple issue de son système de retraite tantrique qui lui demande conseil, il ne donne que ces quelques mots : « il y a beaucoup de pierres. » À la requête suivante de celle-ci, qui veut en savoir davantage, il oppose un mystérieux, et non moins concis : « vous avez de nombreux vêtements. » À une question que je lui pose sur des désagréments psychosomatiques, il répond brièvement : « c’est des pensées. » Il est parfois difficile de comprendre ces avis. Il me faut peut-être ne pas y accorder trop de valeur. Il est aussi humain. Et à ce titre le doute et l’opinion sont permis. Il n’a certainement pas la perspective de complète vérité sur cette vie qui se déploie autour de lui. Il peut cependant raisonnablement conseiller chacun à partir de son propre choix. C’est dans l’ensemble, et aux dires de tous, en général, un « guide spirituel. » Il dispose d’une expérience de près de quatre-vingts années au contact des moines, des tantra, de sa lignée et de la vie des montagnes. Il représente l’ancienne école. La pratique au sein des éléments naturels, dans la rareté des biens matériels, l’a éveillé à la vie, telle quelle. Il peut à ce titre porter un jugement sain, et le formuler de manière concise.


« Les vents soufflent. La mer laisse venir ses parfums depuis l’Ouest. Des avions qui passent, haut dans le ciel, évoquent le monde qui continue. Vous qui vivez partout dans l’univers, ne m’oubliez pas. »











4
L’AUTOMNE


« Allegro, Ballo e canto di Villanelli »
L’automne. Antonio VIVALDI



L’automne vient d’arriver. Il a rougi les premiers feuillages. Il amène ses fraîcheurs exquises. Un cortège de senteurs montant de la terre évoque le retour éternel des ans... J’offre deux pots, de bonne taille, de pâte à tartiner aux noisettes, à mes amis bénévoles pour leur goûter. Il me faut souligner notre éthique pure! Je dessine deux étiquettes que je scotche sur le dessus. Un pot est « pour les garçons », l’autre « pour les filles. » Mes camarades masculins prennent un grand plaisir à goûter le Nutella destiné aux filles. C’est la Saint-Michel qui est revenue, période de récoltes. Les arcs-en-ciel émergent avec les lumières équinoxiales. Ils apparaissent souvent doubles, parfois cintrent toute la voûte du ciel, d’un bout à l’autre. Il est dit dans les contes qu’un pot empli d’un céleste trésor est caché à chaque pied de l’arc, là où il se pose sur la terre. Or, en me promenant dans les sentes qui ondoient près de notre clos, je constate que le diadème aux sept couleurs se déplace avec ma balade. L’ange qui garde le trésor appartient-il à un autre horizon ? Parfois nos spectacles météorologiques sont une source nouvelle de perception. Nous n’avons pas la télévision, hormis une petite vidéo que regardent parfois les lamas. Ils ont eu la permission de visionner le film « Les Visiteurs. » La cassette en avait été offerte au « Très Précieux. » Celui-ci l’a donnée à ses disciples en la leur proposant, sans l’avoir vue lui-même. Il la leur a conseillée, percevant sans doute l’humour de ce film à travers le boîtier coloré et amusant. Mais ce soir, il n’est pas besoin de se serrer dans la petite chambre pour voir un grand moment du septième art. Il se passe quelque chose dans le ciel. Un rayon du soleil couchant s’est dardé sur le temple, comme s’il le désignait d’un doigt d’or depuis les confins de l’Occident. Il saupoudre la construction massive d’un pigment luminescent. Celle-ci luit dans le crépuscule, seule, comme un magnifique luciole, ou comme un scarabée d’or. Les touristes ont arrêté leur Twingo au beau milieu de la rue qui passe entre le réfectoire des bénévoles et le chantier. Portières ouvertes, appuyés sur le capot, ils contemplent.
Étonnante rencontre avec la lumière du couchant... Surprenant miroir cuivré...
Alors qu’une sorte de bruine commence à pétiller, un arc-en-ciel se pose aux deux orients et ceint l’espace autour du temple rutilant de sa septuple couronne de lumière irisée. Blottis dans leur robe monastique, les jeunes moines adossés aux murs encore chauds de la vieille ferme, sourient de leur chance. Un clin d’oeil du temps pour quelques instants a désigné leur temple comme un sanctuaire du soleil. Dans quelques années à peine, ce vaste édifice sera le centre d’attraction de ce monastère. Il attirera les badauds de ses mille statuettes de bouddha toutes dorées à la feuille. Il supportera une gigantesque statue remplie de rouleaux safranés répétant les mêmes prières sur des feuillets photocopiés. Pour l’heure, le bâtiment est accolé d’une grande grue jaune qui semble s’incliner ce soir en une céleste prosternation vers un avenir solaire.
— Le temple de la lumière, nous construisons le temple de la lumière.
C’est ce que me répète inlassablement Pierre, un ami qui fait office de grutier pour le temps présent. Notre communauté aura-t-elle le riche avenir que connut Angkor au Cambodge dès le huitième siècle ? Rayonnera-t-elle progressivement comme la capitale ancienne du peuple Khmer pour sept siècles de splendeur, de feux d’artifice et de ballets aquatiques sur les bassins ? Le périmètre d’Angkor s’est étoffé, au fil des centenaires, de nouvelles constructions gigantesques, décuplant son envergure. Des bouddhas à quatre visages, représentant Avalokiteshvara, le bouddha de la compassion, y furent multipliés, dans de colossales pierres. Il fallut charrier les roches à l’aide de nombreux éléphants. On ne disposait pas, à cette époque, de tractopelle, ni de grue d’acier. Notre sanctuaire est-il, lui aussi, voué à une destinée exceptionnelle ? Sera-t-il le nouvel Angkor européen ? Le « Très Précieux » est optimiste. Il a confié, à quelques proches disciples, qu’il voyait le futur de Félicité beaucoup plus grand que nous ne le pouvions. Des milliers de moines, selon lui, devraient un jour vivre ici. Il devrait y avoir de très fréquentes « réincarnations de disciples » (tulku) dans les familles de la région. Le système des enfants retrouvés, incarnant des lamas décédés ici, devrait, selon lui, se produire dans la communauté bouddhiste locale. Ainsi les moines seraient « assurés » de rencontrer de nouveau les mêmes amis, et le même enseignement, perpétuant le monastère pour des siècles de gloire... Tandis que je me perds dans ces projets à l’échelle d’un Angkor contemporain, je préfère oublier que ce dernier s’engloutit dès le quinzième siècle, pour ne plus attirer que des touristes bardés de « caméscopes » numériques un peu plus tard. Quel bienfait fut Angkor pour le monde asiatique ? Il fut construit par des armées d’esclaves, il produisit sans doute des morts et des épuisements. Et le Cambodge connut une douleur exceptionnelle dans notre siècle. Alors le mythe que nous implantons ici, à Félicité, a-t-il une véritable vertu ? Pourra-t-il protéger les générations futures, en montrant les images de la sérénité et de la bonté immuable ? Tandis que la pluie s’intensifie, les archanges se retirent en roulant le décor, qui s’estompe puis disparaît. Le soleil s’est couché, l’arc-en-ciel a été mis dans sa boîte jusqu’au prochain grand spectacle aux abords de notre temple. Nous rentrons au réfectoire pour prendre une infusion de thym et nous rasséréner d’une tartine de pain au Nutella. Encore éblouis de notre soleil, nous rejoindrons le monde des rêves, cette nuit — la félicité du jour et celle de la soirée se répondent.
Ma chambre est désormais le vaisseau dans lequel je prends place chaque nuit. Pour traverser la fraîcheur de ce temps automnal, j’ai disposé plusieurs couettes sur mon futon de coton. Paré ainsi de mon volume protecteur, me voici faisant cap toutes voiles dehors vers le monde de la félicité. Univers impalpable qui se découvre chaque nuit et se referme doucement à chaque matin, le secret de ce monastère m’est peu à peu instillé. De par la présence communautaire en filigrane, et peut-être grâce à toutes ces prières ferventes que nous répétons bien souvent, le sommeil s’habille d’une douceur et d’une qualité particulières. Cela commence par un sentiment de détente, puis d’ouverture, puis enfin de bonheur. Allongé, ce bien-être s’installe. Puis enfin les limites s’estompent et me voici dans la réalité intérieure d’une communauté tantrique. Chaque moine y est symboliquement à une certaine place. Il s’y manifeste comme une divinité, l’une de ces effigies colorées masculine, féminine des bouddhas himalayens. Il explore une sorte de champ pur. Certains sont gardiens d’une porte, parfois sans le savoir. D’autres circulent d’un bouddha à l’autre. L’ensemble peut sans doute être peint comme un espace à quatre orients, dotés de portes d’accès et entourant, en plusieurs périphéries, un centre. Chacun reconnaîtra ici la forme des mandala asiatiques. Il suffit de visiter Borobudur sur l’île de Java pour découvrir le modèle d’un mandala déployé dans la forme à trois dimensions. Inscrit dans notre espace, il prend aisément le volume d’une pyramide. On y accède par des escaliers, et on y converge vers un centre surélevé, au prix d’une ascension à découvrir, voire à accepter. Ici dans la vaste nuit des montagnes volcaniques, nulle pyramide, et même, nulle enceinte polychrome. Le mandala est notre communauté, avec une place à comprendre pour chacun, et peut-être à échanger pour d’autres chaque soir. Nous faisons office des divinités et peut-être aussi des protecteurs. Nous dansons, là où le maître est capable de se fondre avec chacun de nous. Parfois, il nous faut être deux pour reconstituer une divinité tantrique double. Alors le mystère de la nuit dissimule notre étonnement et notre secret partagé.
Il nous faut aussi parfois découvrir les flammes dont s’entourent certains de nos voisins dans la chaleur intérieure de leur identification. Dordjé Dragpo, un voisin de chambre ? Cette nuit il est venu dans mes rêves, et il est entré dans ma chambre virtuellement. Mus par le silence et la complicité de notre vieux maître tantrique, notre paquebot de la conscience fait cap vers le monde magique des champs purs... Il faut revenir le matin vers un monde quotidien. La vie se hâte de me reprendre le sens de ce paisible voyage. Et puis, mon corps est bienheureux, mais il a donné peut-être son supplément de vitalité et de force à cette découverte. Le prix de ce domaine est sans doute payé au fil de toute une vie. Je l’acquitte encore volontiers, étant jeune et encore énergique. Cependant, lorsque je croise mes amis lamas, qui explorent ces possibilités multiples et d’une profondeur que je subodore à peine, il me vient à l’idée que leur corps, et leur cœur, ont donné aussi le meilleur. Le ticket du voyage serait-il libellé en force vitale ? Pourrait-il s’avérer un échange ? Il me semble, en cette nuit qui m’entraîne vers l’aurore, que la beauté des astres est conquise en donnant aussi le meilleur de moi-même...

Un autre que moi semble glisser, imperturbable, sans se soucier de la rhétorique, si convaincue, des disciples. C’est Emmanuel, un moine qui vit sans projet personnel lamaïque, se satisfaisant de ce qu’il vit chaque jour. Emmanuel habite juste à côté de ma chambre. Il s’est installé très confortablement et a habilement décoré son espace. Sa chambre a été, par ses soins, cloisonnée en deux parties. Une arcade drapée de lourdes tentures fait passer de l’antichambre à sa pièce principale. Aux murs il a déroulé de grands tableaux sur toile, des originaux, représentant différents bouddhas. Les portes-fenêtres ont été drapées, elles aussi, afin de tamiser la lumière, une pratique très habituelle au monastère. Son autel et ses meubles sont brillamment laqués de rouge vermillon, à la manière des temples himalayens. Au sol, des peaux de mouton constituent une épaisse protection pour s’asseoir sans craindre le froid... Les drapés tombent de telle manière qu’on ne peut voir la porte depuis son lit, une protection visuelle familière aux moines qui utilisent les règles spatiales du Feng Shui (l’art traditionnel issu du monde chinois de la géomancie et de l’habitat) pour améliorer les espaces où ils logent. Il a aménagé dans son entrée une petite cuisine avec un fort réchaud à gaz butane. Il prépare ainsi tous les matins d’odorantes crêpes de seigle dont il est amateur. Il fait sa pâte la veille, je crois, et la laisse reposer la nuit. Il se lève tôt pour mieux frire ses larges crêpes dont il est friand. Puis il se rend à l’atelier de menuiserie. Il y travaille chaque jour depuis son installation ici. Il a les vœux de moine, et a demandé à ne pas faire la retraite collective, pour continuer à vivre au monastère. Jusqu’à présent sa requête a été accueillie avec compréhension et bienveillance par la direction. Il résiste discrètement à la pression du chargé de l’hébergement qui souhaite que nous prenions un laïc avec nous dans notre chambre de moine, afin de mieux résoudre le manque dans les capacités de logement du centre. Il préserve la quiétude de son espace personnel qui lui est sans doute nécessaire. Les sollicitations sont de plus en plus pressantes pour lui faire partager sa chambre si paisible avec un nouveau. Mais il continue à faire ses crêpes de seigle et à méditer, tranquille, face à son bel autel rempli de statues dorées. Il aime à s’échapper, de temps en temps, pour aller passer quelques jours chez des amis en ville. Ces derniers le connaissent, et savent qu’il dépend de la générosité des autres pour ses vacances. Il aime particulièrement passer une semaine à la ville de Montagnes à quelques quarante cinq minutes du monastère. Il y goûte une belle détente quotidienne, et n’y dédaigne pas un peu de lèche-vitrines.
Pour avoir quelques ressources, il coud à la machine pendant ses quelques heures de loisir des objets traditionnels, des sacs monastiques, des vestes en laine bordeaux et des gilets de moine sans manches...
Il a choisi de privilégier sa propre vie personnelle, et il est plus souvent dans sa chambre qu’au temple... Il me montre avec le temps qu’il a — sans le dire — découvert bien des secrets de cette institution. Il sait la valeur des moments privilégiés qu’on préserve soi-même. Il connaît la valeur des amis qu’on garde en ville et qu’on rencontre chaque année. Il ne dédaigne pas de boire un demi pression au café, sans jouer au vertueux ou à l’ascète. Mais si des moines plus austères l’accompagnent, il se satisfait d’un Coca-Cola pour se mettre au diapason. Il est lui. Il n’imite personne et son franc-parler l’a fait accepter et être respecté par tous ici.

Emmanuel vient peu au rituel du soir. Pourtant : vingt heures quinze, c’est l’heure du cérémonial de la compassion qui attire les bénévoles. C’est la vision quotidienne d’une harmonie qu’ils retrouvent ensemble. Elle réjouit le novice que je suis. Beaucoup d’entre les volontaires du chantier prennent le petit chemin déjà assombri. Ils passent devant les fenêtres du « Très Précieux. » Ils contournent le bâtiment jouxtant les centres de retraite des garçons. Ils pénètrent dans l’étroit corridor. Les chaussures s’accumulent ici. On avance pieds-nus dans ses chaussettes, jusqu’à la porte peinte de rouge... Juste à droite, c’est le rideau blanc des appartements du « Très Précieux. »
Le temple s’éclaire. Nous nous prosternons trois fois. J’aime m’allonger de tout mon long à la manière des pratiquants des retraites de trois ans. Souvent je choisis la statue du protecteur noir, pour lui offrir mes dévotions. Sinon, je me mets face au grand bouddha doré qui sourit éternellement, drapé de jaune. Il me faut mettre de l’encens pour le groupe. Je choisis deux bâtons dans la boîte, sous le linteau de l’autel. Ce sont les cadeaux donnés au « Très Précieux » par ses visiteurs. Ils sont stockés ici. J’allume les bâtonnets à une bougie. Puis je plante mes encens dans le petit bac empli de sable, au pied des autels flamboyants de lumières. L’auditoire s’est progressivement constitué. Chacun a pris un petit coussin. On a disposé notre texte sur la tablette devant nous. Il est plié dans un tissu rouge ou jaune, parfois dans un simple textile imprimé. L’usage veut que nos textes rituels soient sacrés. Il nous faut les envelopper de soins, ne jamais les poser à terre, ne pas les enjamber sur la tablette. Il est même exigé de brûler toute photocopie dont nous aimerions nous séparer. Il nous est donc interdit de les mettre à la poubelle, même si nous avons raté quelques tirages. Chacun médite calmement. C’est le moment où l’on passe du monde du travail au monde du sacré. On vient de dîner au réfectoire. Il nous faut nous détendre, digérer, nous retrouver. Être, tout simplement. Drapé dans ma laine de moine, je ressens le bienfait de la chaleur d’une posture en tailleur. Je me tourne vers mon voisin de gauche, ou vers celui de droite, et lui sourit. On est bien, ensemble. La moyenne d’âge est jeune, vingt à trente peut-être. Une énergie vitale considérable émane de l’assemblée. Dehors, la nuit est tombée. Les fenêtres ouvrent sur un ciel noir. La retraite de trois ans qui jouxte le temple a un mur en commun avec ce dernier. Parfois nous entendons un bruit ou le remue-ménage quotidien qui passe d’un lieu à l’autre. Le maître du rituel vient d’arriver. Élancé et souriant, c’est un lama allemand. Il assume ce quotidien tous les soirs, sans se lasser de répéter les mêmes stances. C’est l’assistant personnel du « Très Précieux. » Il exprime, lui aussi, la joie et une compassion très active. Il enseigne à midi le tibétain, bien sûr gratuitement. Il anime les sessions de prosternation du matin, pour les bénévoles, vers sept heures. Il nous guide le soir pour ce rituel. Et il s’occupe de trouver des chambres à tout le monde. Et, tout cela, il le fait en plus des repas qu’il prépare entièrement pour son « Très Précieux. » Il lui cuisine ses sauces à l’eau de Volvic. Et il va chercher lui-même le lait de son maître à la ferme, pour lui donner le meilleur. Il lave ses vêtements. Et il nettoie son appartement. Il est très apprécié de nous tous. Il est notre guide pour cette découverte quotidienne du rituel de la compassion. Nous avons un lien de confiance et d’intimité avec lui. Mes camarades assis dans ce temple sont de vibrantes images de la bonté. Chaque jour de leur vie est une chanson d’amour. Chaque nuit, une prière de courage. Nous retrouvons chaque soir notre ami, l’assistant personnel du « Très Précieux », pour rythmer la cérémonie. Un sourire semble flotter sur son visage. Notre fidélité ne lui déplaît pas. Tels des enfants guidés par leur frère aîné, nous reprenons le chemin de la joie. Il a une expérience de plusieurs années dans cette pratique. Approfondir, telle semble la leçon des religieuses invocations qui nous réunissent ce soir, comme tous les autres.
Souvent, lorsque la place est libre, je m’adosse au mur. Le bout du tapis rouge est proche. Un tambour est disposé à côté. Mais ce soir il ne sert pas. Il est d’usage de le réserver au dynamisme échevelé des protecteurs à dix-huit heures quinze. Invisible derrière la cloison, il y a l’appartement contigu du « Très Précieux. » Ce dernier aime aussi s’adosser de l’autre côté, paraît-il. C’est, en effet, l’endroit où le fauteuil de son salon l’accueille, dit-on. Parfois nous sommes presque dos à dos, de part et d’autre du mur épais du temple. Ou plutôt certains le supposent. L’endroit, en tout cas, est prisé. Il me faut arriver plus tôt pour y faire ma petite place. Le coin étant protégé de la vue des autres, on y médite fort bien, à l’abri des courants d’air. L’hiver, ce poste d’observation en arrière du groupe est idéal. La chaleur du « Très Précieux » semble comme irradier à travers la paroi. Est-ce notre imagination ? C’est possible. La présence du « Très Précieux » n’est pas limitée à une simple proximité. Il peut être dans notre intimité, ailleurs. Mais le temple est comme empreint de sa bonhomie. Et il contient peut-être quelque tendresse venue de lui... Le maître de rituel vient de se racler la gorge. C’est le signe évident que le chant va commencer. Nous joignons tous les mains. Nous sommes comme des enfants de la spiritualité. Nous prenons refuge dans le bouddha. Puis nous adhérons à l’enseignement qu’il propose. Enfin nous prions sa communauté humaine de nous accepter parmi elle. Nous nous relions à ses idées, à ses messages, à sa vitalité. Puis nous souhaitons que tous, de par le monde, rejoignent le flot de la sagesse. Nous voulons que tous libèrent leur conscience de la passion excessive.
La longue prière à la lignée des maîtres anciens commence. Nous devons prendre conscience de la présence d’un lien. Il nous maintient dans une continuité du temps. En particulier, la présence du passé doit nous revenir. En effet, le bouddhisme que je découvre ici est différent du bouddhisme contemporain du dalaï lama. Dans l’école où je suis, le bouddhisme est ancien. Il désigne surtout la vie nostalgique des anciens yogis indiens et himalayens. Nous les invoquons intérieurement avec candeur : « Noble Mila, noble karmapa, vous tous vîntes dans l’univers. Veillez depuis la sagesse de votre esprit. Soyez présence ce soir. » Puis chacun se voit comme le bouddha de la compassion. [ J’ai choisi, dans les pages qui suivent, d’évoquer précisément cette cérémonie de l’intérieur. Les impressions étranges et exotiques, voire imaginaires, sont des exemples des pratiques tantriques particulières à ce rite. J’invite le lecteur à cet extravagant voyage virtuel jusqu’à la page 85. Qu’il ne soit pas surpris du ton de religiosité de ces paragraphes, que j’ai reconstitué à son attention bienveillante, avec un souci d’anthropologue! Le lecteur se fera ainsi une idée réaliste, de l’intérieur, de cette compassion bouddhiste de nature religieuse. Bon voyage au lecteur! Et rendez-vous avec l’auteur, à la page 85, pour retrouver sa vie quotidienne au monastère! ] Il faut éveiller notre sentiment à une autre image corporelle. Nous nous représentons, évanescent corps de clarté blanche. Le bouddha de la compassion a seize ans, dans l’iconographie médiévale. Il est vêtu de soieries brodées d’or. Il porte des colliers et des bracelets aux bras et aux chevilles. Une fourrure d’antilope dorée tombe de son épaule. Un châle de brocard semble littéralement flotter sur ses bras. La brise des terres d’éveil caresse imperceptiblement ses longs rubans de soie. Il est assis dans un paysage pur. Sa lune ronde lui fait un coussin blanc. Il émerge comme une fleur immatérielle. Il s’épanouit dans un univers de lumière transparente, aux vastes horizons. Il apparaît les jambes croisées l’une sur l’autre. Il regarde avec douceur. Il garde ses yeux mi-clos. Il porte une grosse pierre lumineuse « mani. » Il la tient entre ses mains jointes. Elle est la pierre philosophale. Elle exauce tous les souhaits. Deux autres bras s’ajoutent à sa forme humaine d’adolescent irréel. Il les tient de part et d’autre de son buste. Il élève une fleur de lotus épanouie de cette deuxième main gauche. Et il égrène un rosaire de perles de sa deuxième main droite. La bienveillante apparition a donc quatre bras...
Il récite une seule prière. Très brève, elle est composée de six syllabes. Cette dernière est censée procurer de l’apaisement à tous. Nous la répétons à voix basse avec tous les disciples. Om mani padmé houn’(g). Nous pouvons dire aussi Om mani pémé houn’g. Ces variantes sont issues des langues successives dans lesquelles la pratique du bouddha de la compassion s’est transmise. « Om mani padmé houng » est la version en langue sanskrite, issue de l’Inde antique. « Om mani pémé houng » est la version en tibétain, popularisée de l’autre côté de la chaîne himalayenne. Nous appuyons notre récitation sur un rosaire que nous tenons, nous aussi, à la main. Chaque prière égrenée correspond à un grain. Nous faisons avancer le rosaire d’une perle, d’un geste preste du pouce sur l’index. Nous devons garder à l’esprit que nous sommes tous ici des bouddhas de la compassion. Nous sommes réunis autour d’un extraordinaire projet. Il s’agit d’illuminer le monde. Il nous faut réjouir tous les contemporains. Nous aurons à pacifier les douleurs de chacun. Il nous faut aller plus loin encore que le simple plan humain. Nos prières entrent dans la résonance du cosmos et des humanités. Elles rencontrent symboliquement les espèces diverses qui y coexistent. Des dieux surfent sur leur navire de volupté. Des titans circulent à bord de vaisseaux qui voyagent dans le temps... À tous, nous offrons le réconfort de la pensée : « Dieux qui glissez dans les supernovae, sur le flot de la lumière, puissiez-vous découvrir autre chose que le bonheur des millénaires. Un jour vous mourrez aussi. Ce sera la fin de vos règnes. Ce sera l’exil de vos sacerdoces. Il vous faudra aussi vous réincarner. Peut-être vous vous incarnerez en chat ou en chien. Plutôt que de sombrer dans ces corps éphémères, il vaut mieux méditer. Il vous faut éviter le flot tourbillonnant de la passion pour la vie. Alors voici quelques prières pour vous. Elles vous mettent en relation avec le bouddha de la compassion. Il existe autrement que dans l’incarnation. Ouvert sur un plan de sagesse, il a dépassé les mouvements illusoires de l’esprit et du corps. Il étend son espace à l’infini. Il ne recherche pas les honneurs, le prestige, les devoirs ou les héritages spirituels. Dieux, vous croisez dans l’immensité des galaxies. Vous voguez sur les vents débonnaires de la vie. Soyez, vous aussi, protégés par le souffle de votre esprit immuable. » Ainsi notre bouddha de la compassion entre en résonance avec la vie illimitée, telle que le bouddhisme la décrit. Il y a, selon cette doctrine, six plans simultanés. Les plus heureux sont les dieux. Mais, après les longues vies presque éternelles, ils déchantent. Leur règne vient aussi à son terme. Leur orgueil masque la réalité de leur condition fugace. À leur échelle, ils sont aussi comme des papillons. Ils vivent et ils meurent. Ils renaissent dans une autre chrysalide. Ils oublient alors tout de leur ancien bonheur. Ils peuvent émerger ailleurs dans l’univers. Par exemple, ils peuvent essayer de maintenir leur jubilation par des moyens artificiels. Ce sont alors d’autres êtres qu’ils incarnent. On les appelle les titans. Ce sont des êtres puissants, très inventifs, actifs, affairés et dynamiques. Ils construisent leurs cités imaginaires. Ils vivent de leurs artefacts. Ils goûtent aux délices de la passion subtile. Mais le projet gigantesque qu’ils portent est fragile. Ils créent des mondes. Ils soumettent des peuples entiers. Ils pillent leurs voluptés. Ils doivent conquérir. Ils doivent défendre toutes leurs citadelles. Finalement, ils perdent trop vite les fruits éphémères de leur labeur insatiable. Ils imitent les dieux avec des moyens composites. Ils nous ressemblent...
« La bagarre, toujours la bagarre, conquérir ou périr, vivre et survivre » semble leur credo tragique. Alors notre jeune bouddha de la compassion émet un rai de lumière qui jaillit dans leur univers. C’est du moins ce que nous devons imaginer. Les titans respirent mieux. Avec la lumière du bouddha, ils se reposent un peu. Ils réfléchissent. Et, surtout, ils ralentissent. Car le problème des titans est leur vitesse. Ils accélèrent. Ils ne savent plus s’arrêter. Il y a quatre autres espèces de vie organique en plus des dieux et des titans, selon le bouddhisme. On trouve les humains, les animaux, les fantômes et les êtres des enfers. Les fantômes sont des spectres affamés d’amour. Parfois ils sont privés de boisson, voire de nourriture. C’est le cinquième monde. Il correspond à une expérience trop avide. Ils peuvent avoir été des dieux ou des titans dans d’autres vies antérieures. Enfin des geôles psychiques gardent les êtres dotés de trop de colère : les enfers sont de toutes sortes, chauds ou froids. Ils correspondent à une expérience durcie de la vie. Il y a même un enfer pour des pratiquants de cette tradition tantrique. Il accueille ceux qui ont joué avec le tantrisme au détriment de la liberté inaliénable des autres. Notre bouddha de la compassion est toujours identifié à nous-mêmes. Il émet six rais de lumière colorés. Ils entrent dans ces six univers. Ils les éclairent. Le bouddha apaise. La prière glisse sur les lumières pures. Elles fusent dans les directions de l’espace. La lumière jaillit du cœur. Nous nous voyons lumineux. Notre cœur, nous le faisons à l’image de la prière elle-même. C’est de cette manière que nous devons pratiquer. La phrase « Om mani padmé houng » signifie : Om, joyau, lotus, houng ou « la merveilleuse apparition exauce tous les souhaits par l’esprit. » Nous voyons les syllabes brillantes dans le centre de la poitrine. Une couronne de lettres en sanskrit, tourne, brillante autour d’une couronne plus petite des mêmes caractères indiens. À chaque fois que les syllabes coïncident, une lumière blanche paillette la lettre tournante. Celle-ci s’éclaire. Elle devient vivement colorée et lumineuse à son tour. Un rayon de lumière irrésistible, transparente, émane alors vers l’univers. Il illumine les espaces intersidéraux jusqu’à l’infini. Dans sa course illimitée, cette lueur claire et bienfaisante touche les êtres qui lui correspondent. Le blanc de la lettre «Om» réjouit les dieux. Le vert émeraude du «ma» éclaire les titans. Le jaune d’or du «ni» apaise les humains. Le «rouge» du «pad» sanskrit (ou «pé» pour la récitation en tibétain) éveille les esprits affamés à la félicité. Le bleu turquoise du «mé» libère les animaux de l’apprivoisement, du chasseur et du boucher. Le bleu marine, couleur nocturne, du «houng» révèle la dimension d’espace illimitée dont les enfers manquent cruellement. La lumière jaillit ainsi dans toutes les dimensions. Elle pénètre la totalité de l’expérience. Elle provient d’un centre. En effet, à l’intérieur de ces deux couronnes concentriques, se trouve une lettre blanche. Elle est la conscience en image. On la représente par un caractère sanskrit «hri.» On peut le prononcer «shri.» Il faut à peine faire le «sh» et allonger le «i.» Cette lettre est toute pétillante de lumière immaculée. Elle sourd spontanément. Elle inonde le « Om mani padmé houng » statique. De ce dernier, le flux de luminosité passe à la couronne tournante. L’illuminant, elle éveille alors l’univers entier. Cette méthode est la version sophistiquée de la pratique du bouddha de compassion. On ne la trouve pas dans les manuels explicatifs. Ces derniers, même ceux du karmapa, le fondateur de l’ordre sacerdotal actuel, sont très succincts. Il faut obtenir les instructions orales. Cette connaissance précise est issue du contact pédagogique avec la Vénérable yogini. Elle me donna ces conseils dans sa propre chambre au monastère des filles.
D’où vient le bonheur que nous ressentons ? D’où vient-il ? Chacun perçoit le climat suspendu entre terre et ciel de notre groupe qui prie. Les « bouddhas » le donnent-ils ? C’est peu probable. En effet, le sentiment qui nous unit est humain. Il est une simple émotion. Elle est très belle aujourd’hui. Parfois elle est plus petite. Mais il arrive que nous soyons portés par une vague de jubilation. Certains ont même des fous rires irrépressibles. Il me vient souvent à l’idée que le « bouddha de la compassion » n’est pas ici vraiment. Ce sont des sentiments humains que nous intensifions, pas une ultime sagesse. La récitation est arrivée à son terme. Nous nous sommes tus. Dans le temple on entend une mouche voler. Le crépitement des deux lampes à beurre fondu craque de temps à autre. Les volutes de l’encens se dispersent nonchalamment. Nous avons dissous progressivement la silhouette transparente de notre corps de bouddha imaginaire. L’univers s’est effacé de la périphérie vers le centre. Il s’est résorbé en lumière dans le « hri » au centre de notre cœur. Enfin la lettre sacrée s’est effacée. Nous explorons la dimension de luminosité, d’espace et de vacuité. C’est le sens de notre prière. Elle amène à dissoudre le don sans attente en une méditation sans forme. Les minutes coulent. Un oiseau de nuit hulule dehors. On a ouvert la fenêtre. Il faisait trop chaud. Un air frais pénètre par toutes nos cellules. Nous vivons intensément. Stable, notre attention est comme posée sur notre souffle. Il fait bon. Puis, le maître de rituel bouge de sa parfaite assise. Il joint les mains. Il racle sa gorge. Nous savons que la cérémonie reprend. Nous dédions bientôt les mérites de notre heure de prière. Nous l’offrons aux maîtres vivants de cette lignée.
Nous leur souhaitons santé et longue vie, à tous. Puis, nous imaginons ceci. Chaque créature dans l’univers illimité est contente. Elle a reçu la complétude de notre méditation. Multipliée à l’infini, celle-ci exauce tous les souhaits, partout. Le rituel est fini. Nous restons aussi longtemps que possible dans la béatitude de cette perspective réjouissante. Le maître de rituel se lève. À chacun il sourit gentiment. De son grand pas souple, il s’éclipse. [ L’auteur reprend ici son récit dans le réel, et clôt cette parenthèse virtuelle de l’imaginaire tantrique. ]


« Ne disons point au jour les secrets de la nuit »
Élégies. Évariste Désiré de PARNY (1753-1814)

Ce soir, au réfectoire, après le rituel de la compassion, nous nous retrouvons à quelques-uns parmi les moines à deviser. Dan suggère :
— Nous pourrions nous masser mutuellement les épaules, « Très Précieux » l’a conseillé lorsque nous avons des tensions.
Adam me demande :
— Marc, pourrais-tu me masser le dos ?
Je lui réponds :
— Bien sûr, mais il nous faut être au calme...
— Allons dans ma chambre!
Nous voilà marchant dans la nuit, et progressant le long des coursives au bord des patios nimbés de rosée. Il avance avec cette dignité qui lui est particulière. Dans sa vingtaine, on lui donne parfois davantage. Un sentiment mutuel nous relie, une sorte de respect nous amène à échanger les banalités de la vie quotidienne avec une attention plus profonde. Il a des talents de yogi, je l’ai déjà constaté. Plombier le jour, il peut réciter à la perfection les rituels complexes de plusieurs divinités et des protecteurs du lignage. Il manie les instruments de musique traditionnels, simultanément, avec facilité. Cloche et tambourin ne sont pas faciles à synchroniser à chaque main, pendant qu’il psalmodie le texte et qu’il visualise les champs purs des bouddhas. Pour lui cet apprentissage s’est opéré en quelques leçons, sans peine. Quant à moi, je balbutie toujours dans ces pratiques que la vie ne m’avait pas préparé à découvrir, hésitant entre la cloche à main gauche et le grand tambourin de peau à main droite. Quant à mon fémur humain évidé en guise de hautbois, je ne sais pas encore souffler avec conviction à son embouchure pour produire le son de l’appel aux êtres subtils. Ces pensées m’accompagnent, alors que nous gravissons les quelques volées de marches qui nous séparent encore du patio d’en-haut, où sa chambre et la mienne sont situées. Ce moine mince, presque ascétique, a organisé sa chambre, en expert de ces pratiques traditionnelles, autour d’une literie de méditation dans un caisson de bois doté d’accoudoirs et d’un appui-tête. Il peut ainsi traverser la nuit en position assise. Il semble pratiquer le soir, jusque tard, l’identification aux divinités. Ce soir, c’est cependant sur un simple matelas posé le long de son mur que notre rencontre se passe. Il ôte son châle, défait sa ceinture et retire sa robe. Il ne garde que ses sous-vêtements et son épais jupon de coton couleur brique. Il s’est allongé sur le ventre et me demande d’un geste de soulager son dos tendu par la journée au chantier. Je le masse du bout des doigts, son dos est effectivement trop sollicité dans l’effort physique du travail au chantier pour sa constitution sensible et délicate. Je découvre ses mains toutes cicatrisées d’engelures par une exposition répétée à l’eau et au froid. À la base du dos, son corps présente une température supérieure. C’est la marque d’un yogi, familier de la chaleur intérieure. Elle le protège sans doute du froid et lui permet de vivre dans les locaux sans chauffage du monastère en travaux. Adam s’est presque assoupi, tandis que je fais de mon mieux pour masser son corps avec le plus de douceur possible. Notre connivence remonte à ce soir d’hiver où je lui ai offert mon châle de moine en laine. Adam venait d’apprendre le décès précoce de son père. Je lui fis alors cadeau de ce vêtement apprécié des moines pour déambuler dans les courants d’air du monastère. Depuis nous sommes attentifs l’un à l’autre, et je l’ai accompagné parfois voir un film dans la petite ville d’Auber à une demi-heure de notre nid d’aigles. De mes doigts je soulage ses épaules. Il va s’endormir, je rajuste mon châle de moine, et silencieusement m’éclipse vers ma chambre, car son sommeil me gagne...

Bientôt, Adam me demande, à titre amical, d’acheter en cachette une bonne bouteille de tequila. Je dispose, en effet, d’une voiture et peux me rendre au supermarché. Je cède à sa demande et la lui ramène bientôt. Il dépose cet alcool mexicain sous un sac plastique. Il le glisse discrètement au pied de l’autel communautaire, dans le temple, lors du rituel mensuel de consécration de nourriture et de boisson. On y goûte les saveurs et les impressions gustatives, de biscuits, de sucreries, de chocolat, de fromage, de pizza... et d’alcools variés après une longue cérémonie psalmodiée. Celle-ci est menée à grand renfort de tambour et de trompes. Adam retire habilement sa bouteille de tequila à la fin de l’assemblée, sans l’ouvrir, ni la faire servir sur place. Elle était bien cachée sous une table d’autel. Elle est désormais « consacrée » comme le vaste déploiement des offrandes qui a été disposé puis servi dans le petit temple. Cette affirmation mérite quelque explication. C’est prohibé pour les moines. Cependant toute nourriture, toute boisson, présentée en offrande pour ces rituels réguliers de la communauté est considérée comme un « tsok. » Ce terme désigne une nourriture ou une boisson consacrée, capable de provoquer des états méditatifs, de vacuité et de félicité, en dissolvant les pensées pour quelques instants. Il n’en faut pas plus pour que quelques disciples, parmi les plus enjoués, ajustent la règle grâce à ce formidable transformateur. Il leur suffit de « tsoker. » Le verbe est utilisé tel quel ici : « on tsoke » les spiritueux, afin d’être en quelque sorte excusé de les boire! C’est donc un goût pour la consommation de spiritueux qui est agréablement travesti en spirituel. Il arrive souvent que les lamas fassent des mises au point. Ils rappellent la modération et le sens profond de cette pratique tantrique. La nourriture, la viande, l’alcool, sont des « nectars de sagesse » si les disciples méditent en les consommant. Ce qu’on mange et ce qu’on boit porteraient ainsi le potentiel « vide » de la méditation et sa clarté. La cérémonie est une aide pour s’établir dans cet état de grâce. On peut alors goûter profondément. La saveur de la viande rôtie devient une expérience bouddhique. L’alcool est supposé fondre la conscience en une unité qui se dissout dans l’espace. En goûtant des aliments sucrés ou salés, même si leurs qualités nutritives sont ordinaires, les moines éprouvent, selon leur confidence, à l’issue de la cérémonie, des impressions vives et profondes. Le chocolat, par exemple, devient une expérience de plaisir intense qui ouvre le champ de leur conscience, et qui les établit quelques secondes dans une contemplation sensorielle agréable. Cependant, les moines tendent à s’y accoutumer, et ces expériences diminuent parfois d’intensité. Mais, la passion humaine pour l’alcool est telle, que la cérémonie est parfois une tentation bien compréhensible pour quelques-uns. On peut consommer ces vins, ce whisky et cette bière, après la cérémonie! Ils gardent leur statut de « tsok. » N’ont-ils pas été « consacrés » très évidemment par la liturgie ? Certains, gardent un souvenir de leur rituel de consécration, en rapportant une bouteille de bière dans leur chambre, après la fête sacrée. Ils la consomment avec modération pendant les pauses. Je vois autour de moi la réalité de ces pratiques parallèles. Un soir, le responsable d’un centre de retraite collective rentre vers sa chambre avec un grand gobelet plastique de vin rouge, bien rempli, et un gros morceau de camembert généreusement coupé pour son goûter, probablement nocturne... Ma sympathie pour lui ne diminue pas, lorsque je le vois ainsi, bien drapé de son châle de moine bouddhiste... Je trouve cela plutôt rassurant sur la nature humaine. Il doit les trouver fort bons : il les a dosés un peu plus grands que d’habitude, surtout le vin. Bien sûr, il a dû faire un effort aussi pour le fromage en choisissant une portion de camembert un peu plus vaste! C’est ce qu’Adam tente aujourd’hui avec succès. Il a donc fait « tsoker » sa bonne bouteille par le rituel du temple. Il invite une poignée d’amis à essayer la recette de la tequila frappée. Je fais partie du petit cercle émoustillé, réuni dans sa chambre. Je consomme le soda sans alcool. Je regarde mes amis pratiquer leur technique, et rivaliser de dextérité. Ils frappent le verre de tequila et de soda, avec la paume de la main, et la consomment avec un peu de sel. On a verrouillé la porte afin d’éviter que notre réunion ne soit connue. Cependant des invités-surprise, des bénévoles, y tambourinent, et se glissent dans cette soirée privée. Elle reste pour moi un des souvenirs les plus étonnants au monastère. Il ne sera rien raconté. Ce sera ma seule opportunité de voir la préparation des tequilas frappées. Il m’aura fallu devenir moine dans un monastère bouddhiste pour faire cette expérience. La vie ne manque pas de sel!

Le samedi est arrivé pour chacun. Les moines se promènent, tandis que la saison voit passer les oiseaux migrateurs dans le ciel... Ils vont vers les contrées chaudes pour l’hiver, et reviendront au début de la saison propice dans l’hémisphère Nord. Avec l’automne qui s’élève vers l’hiver, les deux jours de congé hebdomadaire deviennent une source de villégiature dans les environs. Je laisse donc mon ordinateur et le manuscrit des enseignements du « Très Précieux. » Je tire la porte de ma chambre sans la verrouiller, comme nous le faisons ici. Avec ma fidèle auto, je file vers ma nouvelle destination de prédilection. C’est un jardin abandonné, près d’une maison de granit aux persiennes endormies. Un poirier bon-papa s’alanguit dans une ondée de feuilles dorées, qu’il laisse au vent le soin de disperser. Des sureaux parfument ce coin de paradis où se devinent les ris et les pas de trois générations d’enfants de la montagne. Loin, une couronne de collines protège ce site, tandis que la précieuse chaîne des puys se devine derrière les chênes centenaires. Je m’assieds sur le petit banc de granit devant la façade jointoyée. Il dut servir chaque soir à ses hôtes et à leur paisible repos. Je découvre ces arpents verts, où quelques genets timides lancent leurs chandeliers vers le printemps qu’ils espèrent. La haie de noisetiers fut taillée dans le temps. Aujourd’hui elle dispense à un bel écureuil au panache roux ses divines noisettes... Ce dernier s’approche et me regarde longuement, m’invitant moi aussi à goûter aux fruits tendres de ce clos ancien et fécond. Puis de quelques bonds gracieux, il s’élève de branche en branche, pour rejoindre sans doute son nid sous les combles d’une vieille grange qui l’accueille volontiers, juste à côté de la vieille ferme... Aubépines et coudriers furent plantés le long de ce jardin, il y a un bon siècle. Ils lui donnent cette clôture champêtre et préservent ses souvenirs. Des murets de pierres sèches restent encore édifiés près de l’antique cognassier aux fruits duveteux. Ils furent artistement bâtis en faisant le meilleur usage des cailloux irréguliers qui sont encore encastrés à la perfection. Une source jaillit dans un bassin qui lui fut sans doute donné pour offrir aux habitants de ce hameau paisible leur eau quotidienne. Plus bas de quelques pas, un abreuvoir à même le chemin, attend les vaches et les veaux pour les désaltérer au retour des prairies le soir. La pelouse devant la bâtisse a été coupée chaque année par quelque bonne volonté attentive. Elle tisse un velours frais et parfumé qui exhale les senteurs d’un octobre finissant. Je devine à ces arpents qu’ils m’attendent. Le chemin du monastère, étrangement, me guide jusqu’à cette fermette qui dut appartenir à plusieurs générations de paysans maçons. L’étable est accessible par une vieille porte de bois. On distingue la marque des bovins qui usèrent les abreuvoirs de bois et de ciment. Je compte environ quatre à six vaches qui purent cohabiter ici, me montrant la modestie de cette petite tradition d’élevage. Il y avait du lait et du fromage tous les jours, peut-être un bœuf à atteler à la vieille charrue qui rouille doucement devant le fournil à pain couvert d’ardoises bleues. Derrière, une grange constitue l’étage supérieur à l’étable. Une aire de battage en argile séchée persiste à l’intérieur, et des épis de blés anciens de plusieurs décennies éclairent encore de leurs ors ce cercle où fut préparé le grain de quelque céréale pour le pain quotidien, sarrasin ou blé ; les champs sont redevenus de simples pâtures, et les charrues se sont reposées. Cette maison de granit m’attire comme un aimant, je vais bientôt m’enquérir de ses propriétaires, et leur demander s’ils accepteraient que je l’acquière... Une perspective qui me permet de devenir moi aussi un homme, avec des racines végétales, et un toit de sérénité en ardoises bleues. Je découvre alors que je suis ici chez moi. Je sens que, face à cette exquise découverte d’un jardin aux senteurs d’automne, mon projet de vivre en communauté se dissout comme un rêve qu’il me fallait découvrir. Un autre quotidien se révèle. Une liberté à recouvrer ? Peut-être un jardinier, tout simplement, à exercer à l’art délicat des pelouses de ray-grass. Ma voiture me ramène au monastère ce soir, un peu fourbu, mais content. Dès lors, je vais vivre secrètement entre les deux mondes, pour quelque temps. Je m’éclipse quotidiennement pour quelques heures désormais vers ce havre de paix et de silence. Sa grosse clé pèse désormais dans mon sac rouge de moine. Je mobilise bientôt tout mon temps libre pour rendre à ces pièces claires leur rugosité somptueuse.








5
le voyage de la cinquième saion



« Il n'est rien de plus précieux que le temps,
puisque c'est le prix de l'éternité. »

Sermon sur la perte de temps. Louis BOURDALOUE (1632-1704)



L’hiver imminent me voit me préparer. Il me faut compléter le cycle commencé voici une année aujourd’hui. La nuit de la Saint Sylvestre, je fête le réveillon avec les autres moines sans expérience de retraite collective et les bénévoles. Nous mangeons du poulet. Et nous buvons des alcools consacrés. Nous dansons au réfectoire, en robe monastique, pour quelques-uns parmi les plus audacieux, sur des airs de variété internationale. Il est trois heures du matin. Une nouvelle berline à suspension hydractive m’attend dans l’allée jouxtant ma cellule de novice. C’est un modèle spacieux que je viens d’acquérir. Il a été dessiné avec art par M. Giuseppe Bertone en Italie... Ce sera donc mon « sauf-conduit » vers le monde... Avec son autonomie de style, se termine ma vie communautaire. Secrètement, je l’ai chargé de mon bagage. Il est temps de retrouver ma vie individuelle. Un an, jour pour jour, après mon arrivée au monastère, au cœur de la nuit de cette Saint Sylvestre, je pars. Je dépose mes tatamis à la maison de granit qui me retrouvera bientôt chaque week-end. Puis je prends la route de la capitale, où un métier d’enseignant et de chercheur m’attend de nouveau. La limousine bleue stratos nacrée se confond avec le paysage irréel de cette montagne où se glisse l’aileron stabilisateur, dans le discret chuintement du turbocompresseur. Les cataphotes de la glissière de sécurité se succèdent à vive allure dans l’éclat éblouissant des halogènes. La vitesse fait se raccourcir les heures dans le corridor virtuel des voies. Dans le silence de la vaste nuit, serein sur l’autoroute à pleine allure, j’écoute en attendant Cousteau avec une nouvelle appréciation — musique stellaire, bleue et or, que Jean-Michel Jarre composa en hommage à la vie sous-marine. Songeant à tous ceux que je quitte, songeant à tout ce que je vais à nouveau découvrir... Un bien étrange novice, me dis-je. Le désir d’idéal danse avec le passé d’une lignée ancienne. Le beau et la puissance, en guise du bouddha, sont-ils le filigrane du monastère de Félicité ? La vie que je rejoins ce matin, au bout de la nuit, est-elle l’école de l’amour ?...
Je reprends donc le travail dans le monde. Je décide ainsi de ne pas engager de processus définitif dans cette orientation communautaire. Il y a cependant des amitiés quotidiennes très agréables qu’il me faut préserver en partant, et qui se sont tissées à notre insu. J’obtiens la permission de la congrégation de garder ma robe de moine et de confirmer les cinq vœux de novice. Je suis admis à le faire au cours d’une cérémonie collective d’ordination monastique que préside le « Très Précieux, » quelques semaines après mon déménagement de la congrégation. Je ferai donc partie des tous derniers qu’il aura ordonnés au cours de sa vie. Il n’y en aura plus après nous. Nous sommes une dizaine environ à nous prosterner face à lui dans le temple près de sa chambre. J’offre pour cette occasion au « Très Précieux » une immense écharpe en soie blanche de plus deux mètres de long que m’a donnée gentiment Julie, une étudiante. Son père vient de trouver l’écharpe à Lhassa et la lui a ramenée. Je la déroule avec émotion devant l’aréopage des responsables de la congrégation qui entoure le « Très Précieux. » Il sourit.
Je suis bien installé dans cette maison individuelle, à proximité du monastère, que j’aménage à ma guise. Tout en enseignant aux portes de la capitale, je me prépare à la vie contemplative individuelle dans cette région rurale. Je fais de fréquents voyages automobiles entre les deux destinations...
Il est donc naturel que je garde le contact avec mes anciens condisciples lorsque je reviens pour les week-ends. Parmi les amis rencontrés ainsi au monastère, je découvre que quelques-uns, seulement, parmi eux, pourront devenir un jour des lamas européens. La plupart quitteront peu à peu la congrégation sans rompre leurs liens intérieurs avec son style de bouddhisme.
L’un d’entre eux, Emmanuel, l’amateur des crêpes de seigle, quittera la communauté, s’installera à quelque distance pour plusieurs mois, et rendra ses vœux officiellement au « Très Précieux. » C’est en effet possible de revenir à la vie laïque dans la pratique, même si, en principe, on doit rester moine toute sa vie. Mais il faut officialiser ce passage en rendant ses vœux. Il rencontrera à cette époque une amie de cœur, et s’installera en ménage avec elle et ses enfants, dont il prendra soin, partageant avec eux sa bonne humeur et sa gentillesse.
À l’issue de plus de quatre années de bénévolat et de don de soi altruistes, Jean, l’ancien professeur de yoga, confiant jusqu’au dernier moment, n’aura cependant pas l’autorisation d’entrer en retraite collective de trois ans et trois mois. Il quittera sans regret le monastère, où il aura pratiqué en profondeur les enseignements dispensés. Il retrouvera sa vie individuelle et autonome dans la capitale.
Raphaël, le plus jeune de nous, aura l’autorisation d’entrer en retraite de trois années et trois mois. Il percevra l’atmosphère des débuts de la retraite collective très attentivement. Il quittera de lui-même le groupe de retraitants après quelques mois de pratique préliminaire. Il en partira, suite à des tensions collectives sans doute très étrangères à sa personnalité sociable. Il aura longuement travaillé lui aussi au chantier, parfois dans le froid, la neige, le vent et la pluie. Il retournera, sans déplaisir, vers sa famille slave, ses perspectives personnelles. Son jeune frère, ses parents seront heureux de l’accueillir de nouveau, très mûri sans doute par son expérience au contact du monastère et des années qu’il y a vécues. Il aura vingt-trois ans quand il partira du monastère et rentrera en Europe de l’Est, en gardant sa robe de moine. Il aura préservé dans cette vie monastique, plus que tout, la grâce juvénile et délicate de ses dix-huit ans...
Miriam prendra les vœux de moniale. Elle continuera à cuisiner au monastère quelque temps. Puis, au moment des entrées en retraite collective, il lui sera conseillé de choisir un mode de vie plus conforme à sa nature créative et dynamique que l’ascèse érémitique. Un hiérarque asiatique de la lignée l’invitera à voyager sans attachement. Elle ira vivre dans une communauté bouddhiste en Californie. Elle réside aujourd’hui en Inde, aux contreforts des Himalaya dans un autre monastère de femmes de cette lignée où elle est une moniale active.
Magdalena, la coiffeuse visagiste, apprendra l’art traditionnel des peintures des divinités himalayennes. Elle fera des tableaux minutieux de plusieurs mètres carrés pour le temple des femmes en cours de finition. Puis elle sera admise à entrer, sans la moindre réticence, en retraite collective de trois années...
Dan, le cuisinier, après des hésitations de la part de la direction, sera accepté pour entrer en retraite collective, dans le groupe international parlant l’anglais. Il y découvrira ce qu’il avait désiré comprendre : la pratique des yogas de la dévotion bouddhique.
Adam, quant à lui, poursuivra ses pratiques yogiques et son travail au chantier monastique. Il organisera une petite soirée avec quelques amis dans une chambre de bénévoles pour fêter son admission dans la prochaine retraite collective. Des odeurs de cannabis filtreront, hélas, par la porte jusque tard dans la nuit. Alarmés par ces parfums pour le moins surprenants, les voisins de cette chambre préviendront la hiérarchie du monastère. Il sera alors amené par cette dernière à choisir un moment d’existence plus libre, et lui permettant de vivre plus intensément. Reviendra-t-il bientôt ?
Après quelques mois au chantier du monastère où il crépit les nouveaux bâtiments à l’aide d’une machine à projeter l’enduit, Ken reviendra auprès de son premier maître tantrique dans un petit centre bouddhique d’une autre lignée himalayenne. Celui-ci lui fera confiance et lui donnera pour la première fois certaines initiations profondes. Selon ses amis, il obtiendra un résultat immédiat dans sa pratique de méditation tantrique. Ses proches diront de lui qu’il a réalisé le sens de certaines des pratiques d’union yogique les plus profondes. Simultanément, il trouvera un travail de potier dans un atelier artisanal. Lui qui, encore adolescent, avait voulu livrer son front à la chignole, pour devenir comme son jeune héros, le « lama Lopsang des Himalaya, » ouvrira son œil de sagesse trente années plus tard, sans recourir à cet artifice!
Quant à moi, je rencontre fréquemment la Vénérable yogini des moniales qui devient ma principale « amie spirituelle. » C’est la plus proche élève du « Très Précieux. » Elle enseigne dans les différentes retraites collectives des filles. Elle me conseille pour entreprendre des retraites contemplatives chez moi. Les petites vacances universitaires sont bientôt toutes consacrées aux méditations que la Vénérable yogini gentiment me conseille. Cette aimable personne m’honore de ses attentions, de son accueil sans protocole dans sa chambre au monastère des filles, une faveur rarissime pour un moine...
Si l’on imagine la vie monastique de Félicité comme une ascèse sans plaisirs, on ne comprend pas le sel de sa vie relationnelle. Je goûte donc moi aussi à ces plaisirs innocents, en compagnie de la Vénérable yogini. Je lui propose volontiers mes services de chauffeur à temps partiel. Elle accueille ma proposition, à ma grande joie. Elle me guide efficacement dans l’art de la balade secrète des moines et moniales contemporains. Je brique l’auto, ôte les poussières à l’intérieur avec méticulosité, parfume les velours des fauteuils aux encens japonais « fleurs de cerisier. » Je me gare non loin du monastère des filles, et mon invitée est ponctuelle, à chaque promenade. Le programme nous est déjà connu : restaurant vietnamien, film de science-fiction et gâteau au salon de thé de son choix. Un shopping éventuel peut s’avérer indispensable. Je conduis le plus calmement possible et sers, bien volontiers, de chevalier servant à la Vénérable yogini.
Le restaurant vietnamien est notre secret. Elle commande parfois du canard, je choisis du porc au caramel. Elle échange gracieusement nos deux plats de service au milieu du repas, afin que nous puissions goûter, dans la plus pure tradition conviviale, aux deux mets délicats. Lorsque l’horaire du cinéma est trop pressant, nous devons nous contenter de notre plat de volaille au riz. Bien sûr je fais au mieux le service du thé au jasmin... Nous nous rendons alors d’un bon pas vers le cinéma. Le film est choisi par elle. Voici les titres de nos villégiatures cinématographiques : « Le Cinquième Élément », la saga de « La Guerre Des Étoiles » (deuxième et troisième volets), et Batman (je ne me souviens plus si c’était le troisième ou quatrième de la série!) Dans nos déplacements en ville, je me dois de marcher poliment à la manière des anciens moines. Je me place, conformément aux conseils des maîtres tibétains du passé, sur la gauche de la moniale pour l’accompagner un peu en retrait, à un mètre de distance en arrière pendant nos marches en ville.
Puis vient le moment de la pause pâtisserie, au salon de thé du choix de mon invitée. C’est un délicieux endroit, très féminin, qui a aujourd’hui disparu, remplacé par une boutique de téléphonie. Nous y consommons des gâteaux tendres aux noms fleuris, que j’accompagne d’un verre de lait chaud sucré. Et puis il y a le shopping parfois, avant de rentrer. Un jour, la Vénérable yogini achète le disque compact multimédia de son choix. Je suis très surpris de sa sélection : elle prend « Madame Bovary de Flaubert », textes et images... Puis il faut rentrer, doucement, je fais des efforts pour ne pas passer de feux à l’orange, et roule de la manière la plus prudente possible. Je laisse la Vénérable yogini des moniales, après notre virée confidentielle, devant son monastère, et rentre chez moi, content de ces occasions de me détendre en si noble compagnie...
Non content de servir de pilote, j’invite à deux reprises la Vénérable yogini à la maison pour un dîner. Mais je lui demande conseil pour l’apéritif, connaissant son goût délicat. Elle me conseille de préparer des Martini rouges avec du Coca-Cola et une tranche de citron, on the rocks, bien sûr. Je ne consomme pas « d’alcool », astreint comme elle aux vœux d’abstinence. Comprenant que ce sera une vraie célébration tantrique et non un ordinaire apéritif, je lui fais la requête avec humilité de faire consacrer au cours d’un rituel religieux une bouteille de Martini rouge que j’amène dans sa chambre au monastère. J’y vais, en effet, recevoir ses conseils spirituels.
Le nectar de grande félicité a été consacré, me dit-elle le jour de notre rendez-vous. Je la conduis à la maison où j’habite. Nous n’aurons donc pas de problème avec le bouddha, puisque l’alcool est consacré! Je vais faire en sorte de lui offrir un apéritif digne de son goût exquis. J’ai disposé un vaste plateau, près de son épais coussin rouge, et déposé une fleur épanouie auprès des toasts de truite fumée et de saumon. J’ai trouvé de hauts verres, suffisamment grands pour contenir assez de vin doux. Je dois apprendre auprès de ce maître de méditation comment confectionner un Martini-Coca-Cola. Il y a un ordre, une séquence à respecter que j’ignore, ne consommant guère de spiritueux. Elle me montre comment verser une généreuse rasade de liquide rouge, puis une longueur de Coca-Cola, déposer la tranche de citron, et conclure avec quelques glaçons translucides... Je suis satisfait de mes toasts qui ont un franc succès. Le salé des saveurs amène mon invitée à accueillir favorablement un deuxième service de son nectar de célébration. J’opte quant à moi pour un deuxième verre plus petit, peut-être par souci d’étiquette bouddhiste, peut-être aussi parce que je risque de perdre un peu de ma concentration pour servir la suite du repas.
J’ai en effet préparé une spécialité, originale me semble-t-il, afin de plaire aux papilles raffinées de mon invitée. J’ai rissolé des morceaux de poulet fermier, dans une sauteuse, avec des graines de lotus. Les graines de lotus trempées dans l’eau la veille ont repris leur saveur et leur consistance tendre, et constituent un harmonieux contrepoint à mon poulet sauce tomates fraîche. En Orient le lotus est le symbole de l’illumination. Mes graines de lotus évoquent ainsi le potentiel d’éveil de la vie... Mon invitée mange avec précision et délicatesse, semblant apprécier avec mesure chacune de ses bouchées.
Au dessert, il y a des pâtisseries aux framboises, et même du chocolat fin pour conclure sur une note douce. La moniale, les deux fois où je l’accueille à la maison, se montre pudique et exemplaire. Sitôt le dîner terminé, elle me demande de la raccompagner au monastère. Ce que je fais, remarquant l’impeccable discipline éthique de cette abbesse. Je la quitte en lui offrant un gros poulet fermier entier rôti, dans une poche fraîcheur en papier isotherme, afin de manifester ma dévotion de novice du bouddha... Le présent est accepté les deux fois, avec visiblement une belle satisfaction... Je dois ajouter qu’il me faut recourir à un moyen habile lors de notre deuxième dîner à la maison pour maintenir le niveau rituel de notre apéritif. En effet, ma bouteille de Martini étant presque finie, je n’ai plus le temps de demander à la Vénérable yogini de consacrer une nouvelle bouteille. Alors je me souviens que les maîtres himalayens, pour consacrer une bouteille d’eau cérémonielle parfumée au safran, y versent parfois seulement quelques gouttes d’une eau préalablement bénie. La bouteille est ainsi parfaite pour la cérémonie. Je me dis que je peux faire de même, en bon apprenti tantrique. Je verse donc le nouveau Martini rouge, dans mon ancienne bouteille, où il reste encore un fond de vin sans doute parfaitement consacré. J’obtiens ainsi sans peine un nectar tout à fait protocolaire. Je m’enquière le soir même de l’innocuité de mon initiative auprès de la Vénérable yogini, qui n’y voit aucun inconvénient. C’est ainsi que je peux lui offrir un nouveau double service de généreux Martini-Coca-Cola bien consacrés...
Hélas, comme le dit la formule traditionnelle, « pratiquer le tantrisme c’est comme lécher du miel sur le fil d’un rasoir, on finit toujours par se couper. » Ayant apprécié le vin cuit italien grâce à l’aimable et religieuse intercession de mon invitée, j’ai pris goût à ces saveurs douces-amères et à ces arômes. Je commence à prendre l’habitude de siroter en petites quantités du spiritueux consacré dans mes moments méditatifs. Avant chaque repas je prends une petite gorgée de ce délicieux nectar... Je n’ai auparavant jamais vraiment aimé l’alcool. Mais le délice du vin italien a éveillé un instinct, familier des amateurs. Un jour, constatant que je deviens trop enclin à mes apéritifs, je prends la bouteille à moitié vide (la deuxième) et la vide intégralement dans la cuvette des toilettes. J’en finis, ce jour-là, avec la félicité des Martini...



« La vie prend un sens lorsqu'on en fait une aspiration à ne renoncer à rien. »
(« La vida cobra sentido cuando se hace de ella una aspiración a no renunciar a nada. »)
El espectador, I. José Ortega y Gasset (1883-1955)

Une période érémitique me permet bientôt de réfuter ce tableau amusé d’un bouddhisme à l’épreuve du réel : il est vivant aussi. Même s’il n’est sans doute plus le même qu’au temps historique du bouddha. Le monastère n’est pas seulement un site de stuc et de ciment peint. Il porte la capacité de donner à ses résidents, voire à d’autres disciples vivant ailleurs, des expériences contemplatives intenses. La dévitalisation rapide du corps est sans doute un des coûts probables de ces expériences. Ainsi les évidences du monastère, comme celles de mon petit ermitage, que j’appelle bientôt Padmé Ling (le jardin du lotus), sont-elles ces moments privilégiés. Chacun peut y faire son chemin dans une autre conscience... Il est sans intérêt pour le lecteur de lui conter toutes mes expériences. Il a les siennes. Et l’initiation de la vie n’est pas moins riche aujourd’hui. L’une d’entre elles évoque cependant le champ de ces possibilités.
Presque deux années ont passé depuis que j’ai quitté le monastère. J’ai décidé de prendre une pause dans le tourbillon du travail de professeur. Je suis maintenant en ermitage individuel à la maison, située à quelques kilomètres des deux congrégations des moines et des moniales. Jouxtant ces deux monastères, les retraites collectives de trois ans viennent de se conclure. Les nouveaux eurolamas de cette promotion sortent ensemble des ermitages. La foule s’est rassemblée. Le « Très Précieux » donne une grande cérémonie pour les accueillir. Je sors de ma maison pour la circonstance et retrouve bientôt Philippe, un ami de longue date, pour célébrer ces changements. Nous bénéficions bientôt d’une séance plus intime de remise d’un cordon béni, avec Philippe, dans les appartements du « Très Précieux. » De nouveau, il prend lui-même mes mains jointes dans ses paumes douces qu’il réunit. En prenant congé, alors que je suis seul maintenant dans sa pièce avec lui, il pose sur sa tête sa coiffe rouge de la lignée. Il en rabat très lentement les deux oreillettes vers le bas en me regardant longuement et profondément. Il me montre ainsi sa dignité et son indéfectible appartenance à cette tradition lamaïque. Il est calme, et modeste, peut-être d’une manière poignante. Il est très humain, dans le sens où ses gestes de la vie quotidienne sont devenus lents, voire hésitants. Il va prendre son déjeuner, composé de plusieurs mets disposés en petite quantité, que son cuisinier lui apporte bientôt sur un plateau. Il est ainsi en condition de manger normalement. Il me semble que le « Très Précieux » que je vois n’a pas de grande félicité communicative à faire rayonner, mais une humble émotion humaine profonde... Il reste simple. Il montre que le rêve de la réalisation spirituelle dans le cours d’une seule vie humaine, accomplissement qu’on lui attribue ici, est, sans doute, un hommage poli qu’on lui fait aimablement. Il est donc humain, fragile, mais vrai. Je peux ainsi mieux comprendre la part de désir de perfection que j’avais projeté vers lui.
Je suis revenu dans une retraite quotidienne à la maison après avoir laissé Philippe poursuivre vers sa région. Après deux jours de froid en cet automne qui frissonne, je me décide à écouter les messages enregistrés sur mon répondeur téléphonique. Un lama du monastère, le fils d’un célèbre compositeur de musique du XXème siècle, a laissé un aimable message à mon attention m’indiquant que le « Très Précieux » est parti dans la nuit du vendredi. J’éclate en larmes irrépressibles aussitôt, sans pouvoir m’arrêter. Il est donc décédé trois jours après ma dernière rencontre avec lui. Ce sont ses proches disciples qui rédigeront un simple compte-rendu de son décès. On peut imaginer qu’un guide spirituel ait eu un message de sagesse à transmettre au moment de ce départ. Il n’y en a point de sa part, hormis celui de son silence, et c’est très intéressant.
Son corps est préservé de la décomposition dans un coffre rempli de sel pour quelques semaines. Dans le nouveau temple des moniales, des disciples marchent en rond autour de sa dépouille afin de se relier à son influence...
Les augures sont ordinaires pour son bûcher funéraire près du grand édifice en béton, quarante-neuf jours plus tard, dans un ciel de grisaille austère et frileux. Ses bénévoles ont aligné à proximité, et avec une tendresse très particulière, les grands véhicules du maître : une belle Renault 25 un peu fanée pour ses voyages officiels, un tractopelle jaune comportant une excavatrice, un engin Manitou rouge de chantier. Je me souviens que nous appelions parfois notre « Très Précieux » le grand Manitou, en référence à « son » merveilleux engin de chantier qui effectuait la manutention pour construire ses deux monastères, celui des hommes, puis celui des femmes. Beaucoup de ses disciples ne se déplacent pas pour l’occasion de la cérémonie, signifiant, peut-être, que le maître est proche de ces quelques centaines, à peine, qui sont venues. La crémation est supposée, dans ces traditions himalayennes, s’accompagner de signes, voire de « miracles. » Le « Très Précieux », bien avant sa mort, a fait clairement savoir à ses intimes qu’il n’obtiendrait pas le fameux « corps d’arc-en-ciel. » Son propre maître, l’incarnation précédente du karmapa, le lui aurait d’ailleurs prédit dans les années 1970, avant qu’il ne vienne s’installer en Europe. Effectivement, et contrairement aux légendes, où « de vastes arcs-en-ciel et des pluies immaculées de fleurs » se produisent au cours de la crémation de certains sages yogis, le « Très Précieux » part sans les effets spéciaux. Pas d’arc-en-ciel, pas de rayon de soleil, pas de pluies de fleurs, ni de miracle extérieur pour le jour des flammes. Ce départ est-il un signe de la fin de l’âge d’or à Félicité ? Je vis autrement la fin de ce temps, étant en retraite ouverte et individualisée dans un ermitage à quelques encablures. Je vois bien qu’une époque s’achève. Le « Très Précieux » a créé le monastère et l’a quitté à quatre vingt ans, sans demander prestige, titre, ni richesse pour lui... Cette exemplarité ancienne, ce style simple, cette silhouette de moine des Himalaya, ses manières humbles, ont attiré des élèves désintéressés. Qui pourra maintenant le remplacer ? Près du grand temple en construction, je larmoie sur mon châle de novice, devant les flammes qui s’élèvent du catafalque de bois. Curieusement, je n’ai pas de peine intérieure. Juste envie de pleurer. Une femme, émue, voit mes larmes... Elle me console bientôt d’une accolade, tandis que son fils, un enfant d’une dizaine d’années, me regarde de ses yeux clairs...

Quelques mois plus tard, poursuivant ma recherche spirituelle, un paradis blanc, une expérience de vacuité particulière, me devient évidente pendant ma vie contemplative. Ce monde sans matière et sans formes vivantes m’est, sans initiative particulière de ma part, rendu accessible par moments prolongés et successifs. C’est une période où je mange légèrement et où j’ai décidé de garder le silence au mieux chaque jour. Je bénéficie d’une quiétude nouvelle. Nulle circulation ou presque sur la petite vicinale à côté, mes seuls compagnons sont de blancs Charolais qui broutent inlassablement les vertes pâtures de ce piémont spacieux et vide de population. Ma surprise est grande lorsque la première expérience de recueillement blanc se produit. Puis se répétant exactement de la même manière, dans les jours et les semaines qui suivent, je m’habitue à ces quelques ouvertures sur un monde sans forme de la vacuité. La conscience se ralentit. Le corps atteint une perte de mobilité. Il est probablement dans un état apparent de « catatonie », pour reprendre la terminologie des psychiatres. Il vaut mieux m’adosser, et m’asseoir au niveau du sol. En effet, une brève période d’évanouissement survient pendant un court instant. Lorsque la conscience émerge de nouveau, elle est unifiée à une autre perception. Cette dernière est simultanée avec la réalité de l’environnement quotidien. Nous approchons le paradis blanc sans quitter le plan humain. Il apparaît, ce plan subtil, au niveau du cœur, mais plus largement il pacifie les centres neuro-végétatifs à partir de la poitrine. Il semble rayonner et constituer une réalité blanche, fraîche, « intense », très équilibrée. Pour ces rencontres, il s’est avéré comme une expression translucide, presque opalescente, immaculée et sereine. Il est possible de s’y détendre, d’en apprécier la subtilité. Nulle douleur, nulle peine, et pas de pensée discursive. La fraîcheur de cette ouverture est palpable : notre corps semble se refroidir. Il est presque dans un paysage de neiges éternelles, sans qu’il y ait de forme, ni la moindre matérialité à ce champ de luminosité blanche et vide. Peut-être le « Pays de Neige » que dépeint le romancier Yasunari Kawabata est-il son expérience de ce mode d’être dont il apprécie « cette transparence de cristal »[1] Cette blancheur n’est cependant pas éblouissement. Kawabata, prix Nobel de littérature, reçoit ce royaume « dans la lumière laiteuse et jusque dans le reflet miroitant des nuages, dont chaque gouttelette infime et rayonnante de lumière se confond avec son infinité, tant le ciel est clair, d’une limpidité et d’une transparence inimaginables. [Dans] cette écharpe sans fin, ce voile infiniment subtil, subtilement tissé dans l’infini... »[2] Douce avec une nuance opalescente, d’autres ont chanté le plan vide et lumineux de la sagesse, sans y faire explicitement référence. Elle semble bien coémergente avec notre nature spirituelle et notre place dans le filigrane immatériel de l’univers. Pour le compositeur et interprète Michel Berger[3], ce monde qui commence là où notre vie s’arrête un jour, se mêle à l’évocation des terres polaires. « Le téléphone pourra sonner, il n’y aura plus d’abonné, et plus d’idées, que le silence pour respirer. Recommencer, là où le monde a commencé. Je m’en irai dormir dans le paradis blanc, où les nuits sont si longues qu’on en oublie le temps. Tout seul avec le vent. Comme dans mes rêves d’enfant. Je m’en irai courir dans le paradis blanc, loin des regards de haine et des combats de sang [...] comme avant. [...] Le jour où j’aurai tout donné, que mes claviers seront usés, d’avoir osé toujours vouloir tout essayer. Et recommencer, là où le monde a commencé. [...] Je m’en irai dormir dans le paradis blanc où l’air reste si pur qu’on se baigne dedans, à jouer avec le vent, comme dans mes rêves d’enfants, comme avant. »
L’expérience doit s’arrêter aujourd’hui encore. Il me vient une nécessité de revenir vers la conscience ordinaire. Pour ces passages en direction de la vie organique, une légère nausée marque le retour dans la réalité habituelle. Il faut ensuite retrouver le chemin humain, qui aime, crée et danse. Le paradis blanc est, comme le pôle terrestre, un espace où nous ne pouvons vivre comme ici, où nous ne pouvons nous maintenir durablement. Il est heureux d’y « aller », d’éprouver l’unité dont il est l’émanation. Mais ce n’est pas nécessaire. Il suffit d’écouter la chanson de Michel Berger, de lire Yasunari Kawabata pour les sentir. Cette blancheur délicate, cette présence spirituelle immuable et légère, nous accueillent avec nos ombres. Neiges éternelles, méditation de Vairoçana, le bouddha blanc...
Satisfait d’avoir rencontré souvent la terre pure du bouddha Vairoçana, et d’avoir vécu bien d’autres aventures contemplatives, je reviens progressivement à la vie normale, après ces deux années de retraite spitrituelle... Je reprends alors mes modestes travaux d’anthropologie sociale. Je retrouve aussi l’apprentissage de la musique baroque que j’ai laissé vingt années auparavant. Je redécouvre avec ma flûte alto Moeck Rottenburgh, en palissandre, les sonorités remarquables des mélodies concertantes d’Antonio Vivaldi. Je ressors de son étui la clarinette en ébène que j’ai oubliée depuis deux décennies. Elle me permet de goûter de nouveau aux possibilités étendues de cet instrument doté de deux registres bien distincts qu’aimait beaucoup Mozart. Je commence aussi l’étude du piano, en vrai débutant, avec la Méthode Rose. Et j’arrive à persévérer dans son rythme quotidien. Quel bonheur!
Il m’a donc fallu ce détour par un monastère tantrique pour retrouver deux de mes options fondamentales : l’art et l’esthétique. Lorsqu’on les étudie avec douceur et modération, ils ont un effet positif sur notre psychisme et sur la qualité de notre conscience... Un bien étrange novice, c’est ce que je me dis de moi-même progressivement, en étant charmé par la pratique de la musique du settecento. Elle commence bientôt à me donner plus que la vie au monastère. C’est-à-dire que je vois pour moi-même que l’éveil n’est pas une sorte de cadeau obtenu par un abandon de nos talents personnels, que l’on sacrifierait sur l’autel du bouddha. Mais il représente plutôt un idéal inaccessible. Je me satisfais du fruit normal d’une heureuse pratique de ces instruments de musique. Je laisse toute idée « d’atteindre à la perfection bouddhique en une vie », en contemplant la limite enfantine de mes progrès en piano. Voyant la nécessité de pratiquer le clavier chaque jour, je me dis qu’il y a fort à faire avec l’art avant de songer à devenir un « bouddha »! La perspective tantrique sur la vie s’effiloche alors au contact de mes satisfactions d’apprenti musicien. Et elle disparaît. La perfection des musiques baroques, je pense en particulier à la tempête d’Alcyone de Marin Marais, me paraît bien au-delà en terme de sophistication et de valeur, des longues trompes antiques et des tambours martelés des rituels himalayens. L’humanité a progressé à travers toutes sortes d’arts et de découvertes, pourquoi en resterais-je aux rudiments de la musique, avec la cérémonie tantrique ? Les quattro stagioni de Vivaldi résonnent de manière admirable en comparaison des pratiques rituelles chantées au monastère. Quel décalage me dis-je! Cette grâce vénitienne, cette passion humanisée qui tend à se sublimer, cette harmonie au contrepoint léger sont le fruit de l’évolution humaine. « Ma » sagesse n’a pas à être cherchée dans un folklore himalayen ancien, ni dans les martèlements puissants du tambour vespéral au temple. Le progrès ne se fait-il pas au fil des siècles ? Peut-il se figer dans un seul style sans me limiter aussi ? Ses images d’Épinal ne changent-elles pas avec les sociétés, les technologies, les moyens dont l’humanité dispose ici et là ? Je vois que l’Europe, l’Occident, mais aussi l’Orient, essayent des réponses progressives aux grandes et aux petites questions que nous nous posons. Il n’y a pas non plus de quête uniforme de la joie, me dis-je. Chacun explore à sa manière. Enfin, existe-t-il une voie exclusive pour l’éveil? J’en doute en pianotant les « cadets de Gascogne » en un fier refrain. Je retrouve le fil rouge de ma réalité individualisée. Je vois que je ne suis pas fait pour recevoir « d’implant culturel » himalayen comme palliatif à l’angoisse existentielle. Cela ne donne pas de résultat adapté à mon histoire européenne, à mon éducation littéraire et scientifique. Parfois, je songe avec tendresse au petit bonhomme que j’ai fait promener dans un accoutrement rouge de moine par les allées du monastère, un autre moi-même. C’est une page de vie qui se tourne aussi, une sorte de rencontre avec un rêve oriental, un désir ancien. J’ai été séduit par la robe du bouddha. Et puis, au contact de la réalité sociale du monastère, j’ai délaissé cette nouvelle possibilité de relations de groupe. Je n’ai pas de regret d’avoir exploré alors la vie contemplative par moi-même. Elle me permet de retrouver aujourd’hui l’appréciation de l’art et de la vie aujourd’hui[4] :



" Espace, couleur. Le gris qui voile tes yeux s’est fait douceur. Patience qui ondoie et un jardin de soie. Voilage qui vient. Herbe parfumée. Le temps s’est fait espace. Et le rocher, signal. Tu attends. Et l’attente-même est devenue le voyage.
Musique & amis, soleil & lune : ballet des saisons, danse au seuil des éons. Il n’y a rien à faire, le monde est ton école, ta coupe & ton plus obscur rêve à découvrir. Plus le temps avance et plus son mystère se révèle, hier novice, aujourd’hui novice, demain novice, et peut-être un peu plus.
Les sourires se reflètent sur le coteau, les heures frémissent, la méditation est l’horizon du couchant, le lever de la voie lactée et sans doute aussi un dîner à mitonner.
Le secret du bonheur ? Le secret est bien partagé. Il est d’ailleurs à tous, sans distinction de foi ou de religion.
Pas de voie royale, ni de terre pure seulement pour quelques-uns : le monde est d’une stupéfiante beauté qui initie chacun, partout, toujours.
Je dédie ces heures claires, du point du jour à l’aube à venir, à tous ceux qui aiment, qui créent, qui courent et qui dansent. "





Notes :
[1] Yasunari Kawabata, « Le Pays de Neige », Préfacé par Armel Guerne, Paris, Albin Michel, 1960.
[2] Ibidem, p.238-239.
[3] Michel Berger, « Paradis blanc », anthologie : « Celui qui chante... », Paris, WEA, 1994.
[4] Marc Bosche, Poème en prose spontanée, dédié au lecteur en guise de « vade-mecum du voyageur solitaire... »



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Tous ces livres de Marc Bosche sont également disponibles au format PDF à partir d'une microplateforme de chargement PDF. Celle-ci comporte également des réponses aux questions fréquemment posées à ces sujets. (F.A.Q.)

Bonne lecture...

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